Après la révélation de Rudolph Valentino, immigré italien, danseur mondain et gigolo, boxeur poète qui déclencha à Hollywood une vague de chaleur sans précédent et suscita une armée d'imitateurs (le mexicain Ramón Novarro, l'espagnol Antonio Moreno, l'allemand (!) Ricardo Cortez...), Louis B. Mayer, président de la MGM, décida de lancer un symbole sexuel plus américain, c'est-à-dire plus viril : ce fut John Gilbert. John Gilbert est une des personnalités les plus controversées d'Hollywood : bon ou mauvais acteur ? homme intelligent ou stupide ? star avisée ou noceur à la rage autodestructrice ? Les critiques et les commentateurs de tous poils ne parviennent pas à s'entendre et les bruits les plus contradictoires courent à propos de l'acteur le plus emblématique de la fin du cinéma muet américain (Valentino mourant brutalement en 1926).
À partir de 1924, Gilbert bénéficia de toute la machine publicitaire de la MGM, qui le présentait comme l'acteur moderne par excellence. Dans La Bohème, d'après le roman La Vie au quartier latin de Henry Murger, qui inspira l'opéra de Giacomo Puccini, il incarne prétendument la nouveauté, le naturel, opposé à sa partenaire, l'immense Lillian Gish, qui a le tort pour Mayer de diriger sa carrière selon des critères propres et exigeants. À l'époque, le nabab torpille l'image de sa star la plus prestigieuse, poussant en avant la nouvelle favorite, Barbara La Marr, actrice et scénariste au sex appeal ravageur (cf. Louise Brooks par Louise Brooks publié chez Ramsay). Sur le tournage de La Bohème, Gilbert et le metteur en scène King Vidor tombent tous les deux amoureux de Lillian Gish, ce qui prouve qu'ils avaient meilleur goût que Mayer... John Gilbert ira jusqu'à demander en mariage la Duse de l'écran (cf. Le Cinéma, Mr. Griffith et Moi par L. Gish). Gilbert est alors associé dans plusieurs films à l'érotique Barbara La Marr (Arabian Love, référence au Sheikh de Valentino ?) et à la juvénile Norma Shearer, maîtresse puis épouse du producteur Irving Thalberg, bras droit de Mayer.
Pourtant Gilbert n'est pas un débutant : installé dès l'adolescence à Hollywood, il a débuté dans l'écurie de Thomas H. Ince, rival de D. W. Griffith, dans le film Le Lâche, attribué aujourd'hui à Reginald Barker, en 1915 ; Ince, comme William Hart (un autre de ses poulains), le dirige fréquemment durant ces premières années. Gilbert figure ainsi dans le monumental Civilization, réponse de Ince au Intolérance de Griffith - deux flops au box-office - et dans Hell's Hinges, co-réalisé par Clifford Smith. L'acteur est aussi le partenaire de Mary Pickford dans Heart of the Hills de Sidney Franklin. À partir de 1921, il travaille pour la Fox : il joue notamment Le Comte de Monte-Cristo, le héros de Alexandre Dumas, le rôle titre de Cameo Kirby pour John Ford, et, au côté de Lon Chaney, dans While Paris Sleeps, remake de René Clair par le français Maurice Tourneur, dont il devient le protégé. Gilbert écrit et dirige également plusieurs films avant d'être pris sous contrat à la MGM.
Celui-ci prend acte en 1924. Immédiatement, Gilbert devient l'acteur favori de King Vidor, qui le dirige dans His Hour, sur un scénario de Elinor Glyn, et dans The Wife of the Centaur et Bardelys le Magnifique avec Eleanor Boardman, épouse de Vidor. Plus tard, Gilbert apparaît dans son propre rôle (comme Douglas Fairbanks, Norma Talmadge et Charlie Chaplin entre autres) dans le comique Show People avec Marion Davies en vedette. Ses détracteurs soulignent volontiers que Gilbert semble parfois le faire valoir d'acteurs plus brillants (Chaney dans Larmes de clown de Victor Sjöström, Gish dans La Bohème) et ridiculisent sa prestation dans La Veuve joyeuse de Erich von Stroheim, avec l'extravagante Mae Murray. Cependant, Gilbert donne dans le même temps une interprétation remarquable d'un soldat pendant la Grande Guerre, dans un autre chef-d'œuvre de Vidor, La Grande Parade. La mort inopinée de Barbara La Marr (1926 : année noire du cinéma) plonge Mayer dans le désarroi, quand le suédois Mauritz Stiller lui apporte sur un plateau une nouvelle bombe sexuelle : Greta Garbo (1926 : année rose du cinéma). Gilbert et elle deviendront, sous la férule de leur tyrannique producteur, "les amants du siècle".
Bien avant le phénomène Brangelina, le phénomène "Gilbo" affole les échotiers du monde entier. Le bouillant Américain et la vamp européenne jouent dans trois classiques du cinéma muet : le sulfureux La Chair et le Diable et Intrigues de Clarence Brown, Love d'après Anna Karénine (projet destiné à l'origine à Lillian Gish) réalisé par Edmund Goulding. Dans les trois, Gilbert est éclipsé par sa partenaire, qui devient la plus grande étoile d'Hollywood. Il poursuit sa carrière de son côté avec, par exemple, La Morsure de Tod Browning, où il retrouve sa partenaire de La Grande Parade, la française Renée Adorée, et Le Bateau ivre de Jack Conway avec la jeune et sémillante Joan Crawford. Quant à la véritable histoire d'amour de Gilbert et Garbo, elle n'ira pas jusqu'au mariage puisque la fantasque Suédoise "plantera" son amant devant l'autel...
Le cinéma mondial est en passe de vivre une de ses plus grandes révolutions (le passage du muet au parlant) quand un violent différend oppose Mayer à Gilbert. Ce dernier aurait même boxé son patron. La dispute aurait éclaté à propos de Garbo, le vieux producteur conseillant à Gilbert, fou d'amour, de simplement coucher avec elle. Gilbert tourne son premier film parlant, His Glorious Night, sous la direction de Lionel Barrymore, d'après Ferenc Molnár, puis joue Romeo face à Norma Shearer dans une séquence en couleurs de Hollywood chante et danse. Mayer lance la rumeur selon laquelle la "voix de fausset" de Gilbert est incompatible avec son image virile. Plus tard, la fille de l'acteur, issue de son premier mariage, révélera que Mayer a privé son père des meilleurs rôles qui s'offrirent à lui au début du parlant - par exemple dans La Patrouille de l'aube de Howard Hawks, où il est remplacé par Richard Barthelmess, partenaire de Lillian Gish dans À travers l'orage de Griffith en 1920.
La star sur le déclin (mais combien de stars du muet joueront encore des premiers rôles après 1935, à part Shearer, Garbo et Crawford ?) apparaît encore dans Way for a Sailor de Sam Wood au côté de Wallace Beery et compose le héros du feuilleton de Gaston Leroux Chéri-Bibi. En 1933, Garbo impose son ancien amant en pleine déconfiture dans La Reine Christine de Rouben Mamoulian à la place de Laurence Olivier - ce dernier, rancunier, saura s'en souvenir lorsqu'il refusera d'être Frédéric Chopin dans George Sand, privant le cinéma du retour de la Divine. De l'avis général, Gilbert n'est plus que l'ombre de lui-même... La même année, Browning, qui vient de mettre en scène La Monstrueuse Parade, dirige l'ex idole dans Fast Workers (en). Downstairs, réalisé par Monta Bell sur un scénario de Gilbert, récolte de bonnes critiques mais la popularité de l'interprète est envolée depuis quelques années déjà... The Captain Hates the Sea, le dernier film avec Gilbert, est produit par la Columbia, mis en scène par le prestigieux Lewis Milestone, avec en bonus la présence des Three Stooges. Gilbert, devenu l'amant de Marlène Dietrich, doit être son partenaire dans Désir de Frank Borzage quand il meurt "amer et sans illusion" (Christian Viviani), miné par l'alcool et l'ingratitude de son espèce.
John Gilbert a été marié trois fois, à trois actrices : Leatrice Joy (Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille en 1923) avec qui il a une fille Leatrice Joy Gilbert Fountain, Virginia Bruce (Parade d'amour de Ernst Lubitsh et Downstairs) avec qui il a une fille, Susan Ann Gilbert en 1933 puis Ina Claire, star des planches et interprète de George Cukor dans The Royal Family of Broadway. L'anecdote la plus célèbre le concernant a trait à la nouvelle décoration de ses appartements privés pour chacun de ses mariages - Garbo ne verra jamais la sienne... Sa santé ruinée par son alcoolisme, il meurt d'une crise cardiaque en début de l'année 1936. Sa dépouille repose depuis au cimetière de Forest Lawn Memorial Park à Glendale en Californie. Alors qu'il était censé se marier avec l'actrice Greta Garbo, celle-ci ne vint jamais le jour de la cérémonie.
Le film français The Artist s'inspire de sa vie et de sa romance avec Garbo. Dans le film, son rôle est joué par Jean Dujardin (qui remportera le prix d'interprétation à Cannes, le BAFTA, l'Oscar et du meilleur acteur), Garbo est jouée par Bérénice Bejo qui sera nommée à l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle mais remportera tout de même le César de la meilleure actrice. Le film, quant à lui remporte l'Oscar, le BAFTA, le César et le Golden Globe du meilleur film.