publié le 31/07/2013 à 20h36 par Fabrice Tassel
Cet été, «Libération» transforme l’Histoire en fictions. Le Premier ministre, miné par l’affaire Pelat
et à deux doigts d’en finir, rencontre un certain Cahuzac, qui l’encourage à ne pas lâcher.
Pierre Bérégovoy, alors Premier ministre, le 17 août 1992 dans sa maison de campagne de la côte normande, où il prend ses vacances d'été
Vendredi 30 avril 1993, Hôtel de Matignon, 17 h 30. Même le combiné du téléphone, qu’il repose lentement, lui semble trop lourd. Baigné par la lumière rasante de cette fin d’après-midi, Pierre Bérégovoy tente, dans l’attente de son prochain rendez-vous, de se calmer par des exercices respiratoires.
Depuis des mois et l’apparition des premiers ragots sur son prêt immobilier, la scène se répète de plus en plus souvent. Il regrette d’avoir accepté cet épuisant aller-retour, ce matin, pour
assister au conseil municipal de Nevers, dont il est le maire, d’autant qu’il doit y retourner dès le lendemain pour la célébration du 1er mai. «Reste dormir…», a insisté Gilberte. Mais Pierre a
trop de travail, comme toujours, pour s’octroyer une poignée d’heures oisives. Ce matin, il a rarement piqué une telle colère, il a bien vu que les élus nivernais, tous ses vieux compagnons, se
sont étonnés d’une telle violence. Le motif en valait-il la peine ? La charge de cet abruti de droite lui reprochant de créer des espaces verts dans un quartier populaire méritait-elle une telle
houle de rage ? Bien sûr que non. Mais écouter ce petit-bourgeois a réveillé, encore une fois, l’ouvrier qu’il est resté, si loin du fortuné que Paris Match a récemment dépeint, si loin, si loin
de toutes ces calomnies qui se déversent depuis l’été dernier.
Alors oui, le Premier ministre a rugi tout en pensant au tiroir droit de son bureau à Matignon, qu’il ouvre maintenant avec une petite clé qui ne quitte jamais la poche de sa veste. L’arme est
bien là, si froide et si noire, la promesse bruyante d’un ultime apaisement. Il la caresse en jetant un coup d’œil vers la porte, comme si on pouvait surgir ainsi dans son bureau, puis la repose
dans son écrin. Que faire ? Le Président vient de lui téléphoner pour l’inviter à déjeuner lundi. «Je veux vous faire travailler sur des sujets internationaux…» a grincé la voix de l’Elysée. «Des
sujets internationaux…» répète-t-il dans un murmure. Mitterrand a-t-il oublié ses mots peu après ces deux
dimanches noirs des législatives : «Vous êtes mou ! On dirait que vous avez fait une bêtise. Arrêtez de promener cette tête de coupable !» Mitterrand ignore-t-il (mais bien sûr que non, rien ne lui échappe) que, dans les couloirs de l’Assemblée, les
têtes se détournent au passage du Premier ministre, et que même deux ou trois minables ont osé lui reprocher, d’une voix sifflante comme une balle, leur défaite ? Alors il voit bien à quoi vont
le mener «les sujets internationaux».
HAVANE. L’huissier frappe à la porte. «Votre rendez-vous, Monsieur». Il l’avait presque oublié. Il n’a prévu que dix minutes pour ce «Jérôme Cahuzac, ancien membre du cabinet de Claude Evin,
président de Cahuzac Conseil», comme il s’est présenté. «41 ans», lit Bérégovoy sur la note biographique
qu’il a demandée à ses services. «Il a encore le temps d’apprendre et de prendre des coups», songe-t-il en se levant pour accueillir un bel homme qui le domine d’une tête. Seule une très légère
odeur de havane contredit la silhouette athlétique de ce dingue de ski, de boxe et même de parachutisme, la note indique qu’il a même sauté avec le 2e régiment de parachutistes de Calvi. Le
sourire est généreux mais mécanique. Lors de la poignée de mains, Bérégovoy aperçoit au poignet de son
visiteur, mais sans pouvoir la nommer, une montre qui le met mal à l’aise. «Reverso signée Jaeger-LeCoultre, une petite folie mais il faut savoir se faire plaisir de temps en temps, non ?»
précise Cahuzac en prenant place dans un fauteuil. «Vous savez, moi et le plaisir… surtout depuis quelque temps», bougonne Bérégovoy en rajustant son nœud de cravate qui part trop souvent de travers. «Je vous prendrai peu de temps,
Monsieur, juste pour vous dire une chose simple : ne lâchez pas. Vous n’êtes coupable de rien, Monsieur Bérégovoy. Mais enfin, imagine-t-on un pays vaciller à cause de cette histoire de prêt sans intérêts de Pelat ? Pour un petit million de francs ? C’est insensé», s’indigne Cahuzac. «Je suis sensible à votre démarche
mais, rétorque le Premier ministre, et pardonnez-moi si je vous choque, je crains que votre relative inexpérience pour la chose publique ne vous masque une réalité cruciale dans notre pays : la
gauche ne doit pas aimer l’argent, elle n’en a pas le droit. C’est tout. Je ne dis pas que je l’aime, et d’ailleurs je ne l’aime pas, mais c’est trop tard, c’est désormais mon image, vous n’y
pourrez plus rien.» Cahuzac lui raconte alors une anecdote qui témoigne que l’homme est ambitieux et bien informé : François Hollande vient de renoncer à sa carrière d’avocat spécialisé dans le droit du patrimoine et de la
fiscalité, qu’il avait entamée chez Jean-Pierre Mignard après la perte de son siège de député en Corrèze. «La politique lui manquait trop, paraît-il… conclut Cahuzac, mais je ne comprends pas
pourquoi Hollande s’est dit qu’il devait choisir entre la politique et l’argent !» «Moi, je comprends,
Monsieur Cahuzac. Je connais François, et je conçois très bien l’antagonisme qu’il a perçu entre la défense désintéressée des Français et une quête d’argent effrénée en réglant des dossiers
fiscaux. Vous vous intéressez à la fiscalité ?»«Cela m’arrive…», sourit le président de Cahuzac Conseil en se levant avec son hôte. «Etrange bonhomme, songe Bérégovoy en ouvrant une montagne de parapheurs, brillant, mais quelque chose sonne faux, et puis ce regard qui ne se
fixe jamais…» Pierre Bérégovoy aime qu’on le fixe les yeux dans les yeux.
BOUTEILLE. 18 mars 2013, une maison près de Nevers. La berline officielle se gare dans la cour. Pascal Bonnefoy, jadis majordome de Liliane Bettencourt devenu celui de cet ancien Premier ministre
qu’il trouve si honnête et si attachant, ouvre la porte du véhicule. Même encore svelte, la silhouette du ministre du Budget se déploie lentement et pénètre dans cette maison qu’il connaît si
bien. Depuis leur première rencontre, il y a vingt ans, les deux hommes se fréquentent régulièrement : en 1997, ils ont savouré une bouteille de meursault premier cru les Charmes pour la victoire
de Jérôme Cahuzac aux législatives ; en 2001, Jérôme a consolé Pierre après le décès de Gilberte ; et puis, il y a un an, c’est dans le fauteuil où il prend place en grimaçant qu’il a consulté
l’ancien Premier ministre lorsque Jean-Marc Ayrault l’avait appelé pour lui proposer le Budget. «Si vous vous sentez prêt pour la bagarre, et que vous avez la conscience tranquille, allez-y»,
avait alors conseillé l’aîné. «Toujours mal à l’estomac ?» lui demande aujourd’hui Bérégovoy qui, à 88 ans,
cherche les régions de son corps qui ne le font pas souffrir. «Une horreur…» se plaint Cahuzac. Un long silence, que les deux hommes savent nourri par le mensonge, s’ensuit. «J’ai entendu les
infos, reprend le vieil homme, le parquet a ouvert une information judiciaire…» «J’annonce ma démission à Hollande dès que je serai rentré à Paris. Vous êtes le premier à le savoir», répond Cahuzac d’une voix blanche.
«Vous n’avez plus le choix. Vous vous souvenez, l’argent et la gauche…» soupire Bérégovoy. En observant par
la fenêtre au loin les berges de la Nièvre, le vieux socialiste se souvient aussi de ce 1er mai 1993. Cette cérémonie ennuyeuse et éprouvante durant laquelle il avait à peine donné le change,
puis cette promenade sur le chemin de halage, l’arme déformant la poche de sa veste. Et puis cette impulsion, ce sursaut de vie, cette décision de se battre, ce «ne lâchez pas» de ce jeune type
croisé la veille qui l’avait poussé à balancer l’arme dans l’eau. «Pardon Pierre, reprend le ministre, pour
tout ce que je ne vous ai pas dit, pour ce que j’ai fait en 1992, mais comment aurais-je pu vous en parler lors de notre première rencontre ?» Le vieil homme est déjà fatigué, Cahuzac se lève.
«L’an dernier vous auriez pu m’en parler, je vous aurais peut-être dissuadé d’accepter le Budget et vous n’en seriez pas là… Mais ne lâchez pas, Jérôme, pensez à la vie et à rien d’autre.»
Le soir, Jérôme Cahuzac revient dans son bureau pour y débarrasser quelques affaires après son entretien à l’Elysée. François Hollande lui a raconté comment, en 1993, ses quelques mois en tant qu’avocat fiscaliste l’ont persuadé que
l’argent pourrait créer son malheur. Jérôme Cahuzac fait coulisser un petit tiroir. L’arme est là. Chargée. Il s’en saisit. Puis la range dans un carton.
Pour de vrai
Pierre Bérégovoy, Premier ministre entre avril 1992 (nommé en remplacement d’Edith Cresson) et mars 1993, se
tire une balle dans la tête sur les bords de la Nièvre le 1er mai 1993. Après la défaite de la gauche aux élections législatives de mars, Bérégovoy, redevenu député-maire de Nevers, ruminait.
Depuis la fin de l’été 1992 et la découverte d’un prêt sans intérêts contracté par «Béré» auprès de l’homme d’affaires (et ami de François Mitterrand) Patrice
Pelat, une intense campagne de presse avait fragilisé le Premier ministre. D’autant qu’il avait axé une partie de son discours de politique générale sur la lutte contre la corruption. «Toutes
les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de
notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous», déclara le président François Mitterrand lors des obsèques, le 4 mai 1993.