publié le 14/09/2012 à 18h45 par Charles Silvestre
Républicain, chroniqueur de la Dépêche, socialiste, fondateur de l’Humanité, il cumule les combats historiques, l’audace dans la culture, et la délicatesse de plume.
Jaurès journaliste ? Professionnel de
l’information ? Avec une carte de presse ? Ce n’est pas le Jaurès qui est resté dans l’histoire. Le grand
parlementaire (1885-1889, 1892-1898, 1902-1914), oui. Un architecte de la loi de séparation de l’Église et de l’État du 5 décembre 1905, oui. La figure la plus en vue, avec celle de Jules Guesde,
du Parti socialiste unifié après 1905, oui. « L’apôtre de la paix », jusqu’à y sacrifier sa vie, oui, trois fois oui. Mais un homme qui gratte le papier pour un quotidien qui finira, comme
l’écrivait Pierre Courtade dans les Circonstances, par envelopper les salades, difficile de l’imaginer pour un homme de cette stature et auréolé de cette gloire !
Et pourtant. Pourtant, il envoie, de janvier 1887 au 30 juillet 1914, chaque semaine, son article à la Dépêche de Toulouse. Au total 1 312 articles édités sous le titre Jaurès, l’intégrale par les Éditions Privat à l’automne 2009. Il n’en reste pas là. Le 18 avril 1904, paraît le premier
numéro de l’Humanité qu’il fonde avec une équipe entièrement nouvelle. 2 650 textes portent son nom. Du fameux édito fondateur : « Vers ce grand but d’humanité, c’est par des moyens d’humanité
aussi que va le socialisme », jusqu’au dernier du 31 juillet 1914, le jour de son assassinat à Paris, au café du Croissant, intitulé : Sang-froid nécessaire. L’Humanité a publié, en 2010, un
choix de 66 de ces articles, préfacés par son directeur, Patrick Le Hyaric.
« Il aimait écrire dans le journal », disait simplement l’historienne Madeleine Rebérioux. Mais le plaisir n’est pas forcément l’ennemi du devoir. Jaurès écrit dans le journal parce qu’il a conscience de répondre à un besoin impérieux, à une urgence où il en va du sort
de ses contemporains : contemporains de sa « petite patrie », il est né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859 ; contemporains d’un pays tant aimé, le sien, la France ; contemporains du
monde entier où il a beaucoup voyagé, de l’Afrique du Nord à l’Amérique latine. Il en a tiré une formule dialectique : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup
d’internationalisme y ramène ; un peu de patriotisme éloigne de l’internationale, beaucoup y ramène. » C’est connu, mais on ne le citera jamais assez.
Le besoin impérieux de « chercher la vérité et de la dire » lui vient au fil des événements : à l’été 1892, il n’est pas encore vraiment socialiste, mais il « couvre » pour la Dépêche le terrible
conflit entre le marquis de Solages et les mineurs de Carmaux. Et il accouche d’une pensée dont la portée est aujourd’hui d’une actualité saisissante : la République, pour être République, sera
sociale ou ne sera pas. À partir de la fin des années 1880, lui, le colonisateur à la Jules Ferry, met son nez dans le dossier de la colonisation et y décèle des prévarications (la Dépêche) puis
des horreurs (Barbarie stérile 2 avril 1908 dans l’Humanité). En 1898, après quatre années où il croit le capitaine Dreyfus coupable de trahison, il contre-enquête, comme on dit aujourd’hui,
perce avec d’autres la forfaiture militariste, cléricale et antisémite, et se bat comme un lion. Dans la Petite République, socialiste, il signe 43 articles qui, rassemblés, deviendront un
document de référence : les Preuves. Il appelle à la réforme sociale, il se prononce pour le collectivisme, pour lui les mots socialiste et communiste ont le même sens. Il presse la gauche de
l’époque d’accomplir cette évolution du droit social, de la propriété, mais découvre que ses amis radicaux et socialistes au pouvoir n’en font rien, et sa plume alors devient cinglante contre
Clemenceau, Aristide Briand, René Viviani. Jaurès est unitaire pour deux, mais, au nom de cet idéal de réforme de
la société auquel il ne renoncera jamais, il est d’une impitoyable franchise.
Le combat chez Jaurès n’émousse pas le style. Il y a sous sa signature des monuments de sensibilité : « Dans la
prairie en pente qui descend vers les châtaigniers, le petit vacher conduit les grands bœufs à l’abreuvoir ; quand ils ont bu, ils se forment en cercle autour de lui, semblent un moment regarder
le paysage, puis à un signal remontent vers l’étable. “Comment se fait-il que toi si petit tu te fasses obéir par des bêtes aussi grosses ?” S’il avait pu dire ce qu’il pensait, il aurait
répondu : c’est parce que je suis un petit homme, mais un homme. » Tout Jaurès journaliste est dans « ce petit
homme, mais un homme ». Il y a chez lui un amour du peuple paysan et ouvrier, pas un amour mystique, mais un amour de connaisseur.
Le groin de la guerre pointant à l’horizon, sa plume gagne les sommets du « métier ». À la veille du premier conflit mondial, le 12 juin 1913, il publie Sinistres Leçons. On y lit ceci : « Si
chauvins de France et chauvins d’Allemagne réussissaient à jeter les deux nations l’une contre l’autre, la guerre s’accompagnerait partout de violences sauvages qui souilleraient pour des
générations le regard et la mémoire des hommes. » On sait aujourd’hui de quelles horreurs a accouché la Grande Guerre où Clemenceau s’est vu affubler d’un titre qui laisse songeur : « Le Père la
victoire ». Amère victoire…
Jaurès a été, lui, d’une admirable lucidité. Il s’est fait « voyant », comme s’était fait voyant, sur un autre
registre, celui de la poésie, quelqu’un qu’il a été parmi les rares à découvrir dès son époque et qui n’est autre qu’Arthur Rimbaud. Car ce républicain, ce socialiste, ce journaliste que l’on
croit exclusivement voué à la politique, a pris le temps de signer dans la Dépêche, du 15 mai 1893 au 20 octobre 1898, 87 articles exclusivement sur l’art et la littérature. Jaurès lisait dans le texte Goethe, Shakespeare et Sophocle, mais il explorait la nouveauté des jeunes poètes, des
nouveaux romanciers. L’Humanité, journal politique, a appris à marcher avec Jaurès sur deux jambes : la jambe
sociale et la jambe culturelle. Et peut-être est-ce un peu pour cette raison aussi qu’elle est toujours là, vivante, avec ce simple logo : « le journal fondé par Jean Jaurès ».
Auteur de Jaurès, la passion du journaliste (Le Temps des cerises).
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Jean Jaurès Les noces heureuses du journalisme et de la politique
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