publié le 20/07/2012 à 18h31 par Patrick Apel-Muller
«Je revois ce canapé sanglant, sous l’escalier du casino de Saint-Sébastien, où avait été attaché nu, par les fascistes, un jeune soldat asturien. Une large tache sombre de sang séché
marquait encore le velours jaune, reproduisant la forme d’un corps humain. Et de là, le sang avait ruisselé sur le dallage. » Paul Vaillant-Couturier publie ce reportage dans l’Espagne franquiste le 9 mai 1937. Trois jours plus tard le
rédacteur en chef de l’Humanité dénonce en Guernica « le résultat d’une expérience scientifique qui porte la marque indélébile de l’état-major allemand des rebelles » et s’indigne de « la
monstruosité du blocus à sens unique de l’Espagne ». Journaliste, il s’est rendu sur le terrain ; responsable politique, il mesure les périls en germe ; ancien combattant révolté par les
boucheries, il pressent les temps enragés qui s’annoncent.
Singulier destin que celui de cet enfant des beaux quartiers, élevé dans une pépinière des beaux-arts, lui-même peintre,
musicien et poète, jeune homme portant monocle pour mieux regarder les dames. Le voilà dès les premiers jours au cœur du chaos, en 1914, plongé dans les tranchées, les gaz, les combats de chars ;
blessé, honteux de ce que deviennent les hommes dans cet enfer ; héros décoré mais officier révolté qui finit la Première Guerre mondiale dans une forteresse où l’ont conduit ses écrits et ses
propos. Un choc radical qui lui fera mettre en cause les fondations bien élevées de la Belle Époque, l’alliance du capital, de la politique et des badernes galonnées, qui ressuscitera en lui les
prémonitions de Jaurès, qu’il avait écouté en août 1914 au Pré-Saint-Gervais. « Combien faudra-t-il de trains rouges, / comment il en faudra de nombreux encore / pour guérir tout le mal sonore /
fait par les clairons des trains tricolores », écrit-il dans Clarté.
Pour s’évader de cette faillite des hommes, il faut imaginer tout autre chose. Avec Henri Barbusse auréolé de son Goncourt obtenu pour le Feu, implacable réquisitoire contre la guerre, Vaillant-Couturier imagine une Internationale de la paix et du progrès, et en jette les fondements avec
l’Association républicaine des anciens combattants, l’Arac. Depuis 1916, il a en poche la carte du Parti socialiste. Mais il juge sa formation déshonorée par son acceptation de la guerre. En
novembre 1919, alors que le pays désigne la Chambre bleu horizon, peuplée de militaristes et de représentants directs des grandes familles enrichies par le massacre, il est élu député de la
Seine, en militant pour « l’adhésion à la Troisième Internationale », créée par les bolcheviks. Il rode ses capacités de tribun qui en feront l’orateur le plus apprécié du Front populaire avec
Thorez. Il ferraille sans relâche et sans compromis dans cette assemblée réactionnaire…
Lorsque s’ouvre le Congrès de Tours, Vaillant-Couturier est, à trente-trois ans, l’un des représentants
les plus éclatants de la nouvelle vague du Parti. Il fait cause commune avec Marcel Cachin, qui porte la motion
favorable à l’adhésion à l’Internationale. Dans l’une de ses prises de parole, il déchire l’illusion « agréable de pouvoir concilier les inconciliables ». Tandis que Blum refuse le vote
majoritaire et annonce qu’il gardera « la vieille maison », le jeune député de Paris espère que les hommes qui, en cette fin 1920, ne « peuvent plus travailler ensemble » se « retrouveront
peut-être sur certains terrains, pour des actions communes ». Il faudra attendre les émeutes de 1934 et les premiers pas du Front populaire. En attendant, Vaillant combat et écrit. Contre les guerres coloniales et l’écrasement de la République rifaine d’Abd El
Krim ; contre les répressions des grandes grèves ouvrières ; contre la militarisation. Il devient en avril 1926 le rédacteur en chef de l’Humanité. Il veut la transformer, en faire le lieu où se
marieraient la pertinence ouvrière, les intellectuels français et l’engagement révolutionnaire, un grand quotidien d’information, autre chose qu’un simple instrument de propagande. L’heure n’est
pas arrivée de bâtir ce creuset. Malgré la sympathie du directeur du journal, Marcel Cachin, malgré ses
reportages passionnants à Moscou, où il invite à comprendre la réalité soviétique au-delà des a priori positifs et négatifs, il est démis de ses fonctions en 1928 après une critique en règle de
ses conceptions trop « ouvertes ». Il n’y renoncera pas. Emprisonné pour ses attaques en règle de la réaction et notamment du fascisme mussolinien, il conduit cependant la liste PCF aux élections
municipales à Villejuif, l’emporte et fait de la ville un laboratoire du communisme municipal, inventant, innovant, développant. Malgré le sectarisme de la direction de son Parti, le rayonnement
de Vaillant s’élargit. L’ascension de Maurice Thorez et l’avènement d’une nouvelle stratégie lui donnent des ailes. Il revient aux premiers rangs à l’Humanité
et, malgré l’hostilité d’André Marty qui chapeaute sa direction, il met en œuvre le projet qu’il a longtemps mûri.
Une constellation de talents est associée ou embauchée à l’Humanité, comme un jeune écrivain nommé Aragon, le journal s’ouvre aux sports, aux nouvelles voies de la création culturelle, à la
science. Le journal défend les jeunes immigrés, explore le « malheur d’être jeune », se fait un honneur d’être sur tous les terrains de conflits mondiaux, accompagne les premiers congés payés ou
les exploits de l’aviation transcontinentale. Vaillant, tout en séduction, y imprime sa marque. Une
écriture rapide, sûre, où l’image fait choc, où le récit sert l’analyse. La langue de bois reflue pour un style apte à être apprécié aussi bien par « le petit-bourgeois, le boutiquier et
l’intellectuel » que par « l’ouvrier communiste, le sans-parti, l’inorganisé, le paysan, le jeune, le soldat… » Le rédacteur en chef s’est installé au cœur de tout ce que la création produit de
nouveau en son temps. Il anime de multiples associations où il côtoie Jean Cassou, André Gide, André Malraux, les frères Prévert, Honegger et Milhaud, Louis Guilloux, Romain
Rolland, Francis Lemarque… La diffusion du journal frôle les 400 000 exemplaires au cœur du Front populaire.
L’époque découvre l’ivresse de la vitesse et Vaillant-Couturier vit tout à 100 à l’heure. La politique,
le journalisme, la création mais aussi ses amours ou ses passions de la chasse et de la pêche. Ce dimanche 10 octobre 1937, il était parti chasser aux étangs de Hollande, dans la forêt de
Rambouillet, quand son cœur a lâché. L’émotion est nationale et un million de personnes accompagnent son corps au Père-Lachaise. Marcel Cachin, le directeur de l’Humanité et son complice de toujours, dresse son éloge au micro, dans un océan de
fleurs. Pour toujours, l’élan de Vaillant-Couturier est associé à son quotidien.
Rédacteur en chef de l’Humanité lors du Front populaire, il en a fait un grand quotidien d’information moderne. Il était aussi peintre, écrivain, compositeur… et savait agréger les
compétences.
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Paul Vaillant-Couturier Politique, journaliste, artiste : un arc-en-ciel de talents
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