Par Alain Chouraqui, directeur de recherche CNRS, titulaire de la Chaire UNESCO Education citoyenne, sciences de l’homme et convergence des mémoires, et président de la Fondation du camp des Milles – Mémoire et Education.
Depuis plusieurs années, notre pays semblait inéluctablement pris en tenaille entre la barbarie terroriste et l’extrémisme nationaliste qui reflétaient des déstabilisations sociétales profondes. Le 11 janvier marqua l’affirmation paisible de la force d’un peuple déterminé à défendre ses valeurs, à desserrer l’oppressante tenaille.
Ne nous trompons pas cependant, nous faisons face à des tendances lourdes et le combat n’en est qu’à ses débuts. Il faudra aussi vaincre le terrorisme en apprenant à vivre avec ce risque, sans la peur qui ferait sa victoire, mais aussi en traitant les causes profondes, en luttant contre les engrenages racistes, antisémites et xénophobes qu’il nourrit, et surtout en essayant de bien les comprendre.
En ce 70e anniversaire de la libération des camps nazis, il faut rappeler que la mémoire du passé est essentielle pour comprendre le présent et le potentiel des extrémismes et des racismes. Par-delà les évidentes différences historiques, elle permet en effet de mettre en avant des mécanismes humains fondamentaux, notamment sociaux et psycho-sociaux encore à l’œuvre aujourd’hui.
RÉAGIR À TEMPS AUX FANATISMES
Il est sain que nous hésitions à croire aux retours de la barbarie. Et pourtant celle-ci a ouvertement frappé, prenant pour cible des journalistes et la liberté d’expression, des policiers et l’ordre républicain, des juifs et le droit de vivre une différence jusqu’ici apaisée et bien intégrée. Elle se cache aussi derrière les visages de la haine ordinaire. Ce serait alors une faute proprement criminelle de ne pas garder à l’esprit l’expérience du pire comme repère fondamental nous permettant de réagir à temps aux fanatismes, à l’antisémitisme, aux racismes, aux vagues irrationnelles qui se creusent en période de tempêtes sociétales.
Autrement dit, s’impose aujourd’hui, plus que jamais depuis la Shoah, la nécessité de compléter la nécessaire mémoire révérence au passé, qui montre jusqu’où peut mener la peur de l’Autre, par une mémoire référence pour le présent, souvent invoquée, rarement construite, qui peut montrer comment se fait ce chemin vers le pire. Une mémoire-référence donne au travail de mémoire un contenu directement utile au présent, et sert ainsi de repère solide pour la compréhension, la vigilance et l’action. Elle donne le recul nécessaire quand la déstabilisation des grands repères collectifs ramène certains aux rapports de force élémentaires et aux replis identitaires.
Partageant ce double objectif mémoriel, les travaux scientifiques pluridisciplinaires qui ont précédé l’ouverture au public du Site-mémorial camp des Milles, ont permis d’analyser les mécanismes récurrents, individuels, collectifs et institutionnels, qui sont à l’œuvre dans les engrenages vers le pire comme dans les résistances qui les combattent, de les présenter au public à partir de l’histoire du lieu (celle de Vichy et de la Shoah) et de les valider par l’analyse des autres grands crimes génocidaires : par exemple le rôle du complotisme et des rumeurs prégénocidaires (contre les Arméniens, les juifs, les Tsiganes, les Tutsis) mais aussi l’effet de groupe, la passivité, la soumission aveugle à l’autorité, la perversion du langage, les frustrations jalouses, et les préjugés bien sûr.
« CONVERGENCE DES MÉMOIRES POUR DEMAIN »
C’est sur ces mécanismes humains fondamentaux que doivent se focaliser la réflexion et la pédagogie car ils sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Tel est le socle humaniste et scientifique d’une véritable « convergence des mémoires pour demain » qui s’oppose à l’indécente concurrence des mémoires victimaires.
Un signe très encourageant : les visiteurs les plus divers apprécient cette approche de la mémoire nourricière qui construit son utilité sociétale sur le double recul du passé et des sciences de l’homme. Et ceux des jeunes qui sont les plus éloignés de ces leçons de l’histoire ne sont pas toujours les plus difficiles à éclairer.
Que nous apprend donc cette mémoire comme autant de repères forts sur notre chemin tâtonnant ?
Que les racismes et l’antisémitisme ont un pouvoir de contamination et un potentiel explosif exceptionnels, aliment de tous les extrêmes, et justifiant une vigilance et une fermeté elles-mêmes exceptionnelles ;
Que des engrenages psychologiques et sociologiques peuvent transformer rapidement des sociétés et des hommes ordinaires en bourreaux, en complices, en victimes ; leurs dynamiques puissantes radicalisent les situations et échappent même à leurs acteurs initiaux dépassés par les interactions qu’ils ont enclenchées ;
Que chacun peut réagir à sa manière et à sa place, dans sa sphère privée ou professionnelle, et qu’il faut le faire fermement dès les commencements ;
Que, malgré les crises – économiques comme morales- qui provoquent l’ébranlement des repères, les crispations réactives et les peurs agressives ne concernent généralement pas une majorité : mais a-t-il fallu l’adhésion de plus d’un tiers des Allemands pour amener Hitler au pouvoir ? La passivité d’une majorité est la condition nécessaire pour qu’une minorité extrémiste l’emporte ;
Que, pour se défendre légitimement, la démocratie prépare parfois des lois, des esprits, des dispositifs, qui peuvent servir, si elle échoue, à des extrémistes arrivant au pouvoir ; Vichy a trouvé prêts les camps pour étrangers que la République avait institués : est-ce ce que l’on appelle « le tragique de l’histoire » ?
Que les technologies offrent aux passions de l’homme une puissance telle qu’il peut en perdre la maîtrise en des « embardées monstrueuses » dont la Shoah est le paradigme moderne, reconnu par les Nations Unies en 2005, par consensus. Auschwitz est devenu un repère pour toute l’humanité et c’est ce repère fort et partagé que la conscience et la loi interdisent d’affaiblir ;
Que le mauvais sort fait aux minorités est le révélateur de maux profonds dans toute la société, et annonce des périls pour tous, par cercles concentriques, y compris pour ceux qui croient encore que l’arbitraire ne touche que les autres. Le racisme est un cheval de Troie efficace contre la République et les libertés de tous.
LA MULTIPLICATION DE GRAVES VIOLENCES ANTISÉMITES
Mais attention, nous avons déjà ignoré cette dernière leçon, en ne voyant pas ce que la multiplication de graves violences antisémites depuis quinze ans annonçait pour toute notre société. Et maintenant croissent aussi les actes antimusulmans, alimentant l’engrenage des peurs et des haines, resserrant la tenaille des extrémismes.
Ceux qui, dans les années 1930, n’ont pas vu le monde aller à la catastrophe n’étaient pas plus stupides que nous. La grande différence aujourd’hui, c’est que l’horreur moderne fut, et que nous comprenons mieux comment elle advint et peut revenir. À condition de garder la mémoire vive des clés de compréhension qu’elle nous offre comme repères pour aujourd’hui.
Éclairés aussi par la mémoire du pire, le sursaut de notre peuple, le discours ferme des plus hautes autorités et les mesures gouvernementales sont une forte raison d’espérer. Enfin !