Aviateur et écrivain français (Lyon 1900-disparu en mission aérienne en 1944). Une grande aventure collective – celle de
l'aviation – est venue donner forme à une destinée, celle de Saint-Exupéry, écrivain-aviateur ou plutôt, peut-être, aviateur-écrivain. Dans cette biographie où les missions produisent les livres,
où les livres tirent des missions personnages, paysages, morale, le ciel et la terre se croisent, l'un donnant son espace – un espace pur, vierge, celui de la relation abstraite entre un homme et
sa machine –, l'autre offrant sa chaleur et sa plénitude sous les espèces des « autres » à la rencontre desquels s'avance le chevalier du ciel.
Comme si le ciel et la terre étaient faits pour lui, de toute éternité, pour qu'alternativement il y vole et y rampe, pour que, sans cesse, revenu de si loin, de si haut, de si périlleux, il
mesure mieux la chance qu'on a de vivre, d'aimer et la sottise qu'il y a à ne pas le savoir et à ne pas le dire. Est-il si vain de chercher dans cette expérience, qu'après tout peu de moralistes
ont pu faire, les sources de ce fameux humanisme dont le point de départ est, sans doute plus qu'on ne l'a dit, la prise de mesure des limites de l'homme : distance, éloignement, solitude dans le
ciel ? Ce n'est qu'ensuite, avec la formulation des questions (que peut-on dire aux hommes ? que faut-il dire aux hommes ?) et la tentative pour y répondre d'une façon cohérente qu'apparaîtront
les certitudes quelque peu simplistes et les mots d'ordre boy-scout.
Aviateur, Saint-Exupéry a été un des pionniers de ce qui fut peut-être la dernière épopée si l'on pense que ce mot implique artisanat et bricolage, tête-à-tête le plus souvent mortel de l'homme
et de la machine (« Quelque chose s'était cassé dans mon moteur. Et comme je n'avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation
difficile. C'était pour moi une question de vie ou de mort… »), et si l'on admet que ce n'est que par abus de notion qu'on parle « d'épopée technologique ». Comme Costes et Bellonte, comme
Nungesser et Coli, comme Mermoz, « Saint-Ex » a sa place dans la liste de ceux qui ont ouvert l'espace d'en haut. Comment ne se seraient-ils pas sentis des seigneurs, ces hommes qui participaient
d'un univers original, viril, où rien ne valait que les qualités individuelles de décision et de courage, où l'exceptionnel, le risque de mort étaient le lot quotidien, où l'impossible devait à
chaque fois être réalisé ? Aristocrate par ses origines, Saint-Exupéry se retrouvait parmi ces hommes dans une autre aristocratie au système de valeurs non moins fixé et contraignant et qui
fondait la morale sur le service et le dépassement constant de l'homme par lui-même : « Ce que j'ai fait, aucune bête au monde… ».
Dans les souvenirs tendres d'une enfance heureuse, malgré la disparition du père quand Antoine avait quatre ans, il y a des parcs et des châteaux, des armoires pleines de draps couleur de neige,
Paula la vieille gouvernante (celle qui traverse Pilote de guerre, le temps d'une salve : « Paula, on me tire dessus… Tu entends, Paula, ça commence à faire vilain… ») et des avions :
Saint-Exupéry avait neuf ans quand Blériot fit la première traversée de la Manche. Il en avait douze quand il prit son baptême de l'air, et il est aisé de comprendre combien la place décisive de
l'aviation dans le déroulement de la Première Guerre mondiale dut le fasciner. Son échec à Navale le renvoya à sa passion et il apprit à piloter. Jusqu'en 1926 il chercha un métier qui lui permît
de voler et devint pilote de ligne pour le compte de la société Latécoère.
La grande aventure commençait, dont jamais il ne put se déprendre : malgré son âge et les nombreux accidents qu'il avait subis, il finit par obtenir cinq missions en 1943 et une dernière la
veille du jour de juillet 1944 où il devait être définitivement interdit de vol. De cette dernière, il ne revint pas, son avion ayant été vraisemblablement abattu par un pilote de chasse allemand
au large de Marseille. L'écrivain ne pouvait rêver mort mieux accordée à sa vie et plus propre à le faire entrer dans la légende : héros de la guerre, héros jusqu'au bout, qui avait mis en
pratique cette morale du dépassement qu'au fil de ses livres il avait mise en place, il pouvait facilement, dans une France qui comptait ses résistants torturés et morts, représenter le disparu
que chacun avait dans la mémoire. Comme son petit prince, Saint-Ex était retourné dans les étoiles, mais discrètement, assez banalement pourrait-on dire, pour permettre tous les rêves et toutes
les identifications : rien à voir avec Guynemer, « tombé en plein ciel de gloire », mais trop grand pour autoriser autre chose que l'admiration devant celui auquel on ne ressemblera jamais.
Tout le monde connaît cette fin, parce que tout le monde a lu Saint-Ex, et d'abord parce qu'avant d'être un intellectuel (à supposer qu'il en ait jamais été un, tout dépend de la définition qu'on
donne de ce mot), avant en tout cas d'être un moraliste et une sorte de fournisseur professionnel en vérités « humaines », il a été un homme d'action. Ce que son premier public a aimé dans ses
livres, c'est la présence de l'outil, l'indication des gestes précis du mécanicien, le lexique au besoin technique, la vérité documentaire – bref cette impression « d'y être » sans que l'auteur
ait eu besoin pour cela de recourir aux procédés du pittoresque et de l'exotisme. Un homme du métier parlait de son métier et quand il racontait le désert ou la liaison Casablanca-Dakar, il
donnait à son premier roman, Courrier-sud (1930), ce sceau de réalité sans quoi, pour une majorité de lecteurs, il n'est pas de livre intéressant.
De la même façon, Vol de nuit (1931) « vient » tout droit de cette innovation alors extraordinaire : voler de nuit pour éviter de perdre trop de temps. En couronnant ce récit, le jury du Femina
reconnaissait la double valeur – documentaire et littéraire, dira Gide dans la préface qu'il lui consacre – d'un livre qui refusait les artifices du romanesque traditionnel et se donnait comme un
témoignage et une réflexion sur l'action, le courage, l'exigence dans leur rapports avec la vie et surtout avec la mort (« L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs »). Cette
contradiction entre le bonheur et l'action est essentielle dans Vol de nuit, où elle trouve une « solution » approchée : « Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver, et de plus durable ;
peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille ? Sinon l'action ne se justifie pas. »
Cette angoisse sur ce qui justifie l'action devait produire une crise d'identité textuelle : de fait, outre la lenteur avec laquelle viennent les autres livres (près de dix ans séparent Vol de
nuit de Terre des hommes et du Petit Prince), il y a hésitation sur la forme qu'ils pourront prendre. Terre des hommes (1939) est une sorte d'essai autobiographique, le Petit Prince (1943) un
faux conte pour enfants qui ressemble davantage à une vraie parabole pour adultes. La dissidence formelle est plus évidente encore pour Citadelle ; mais, comme il s'agit d'un texte inachevé,
posthume (1948), qui n'a pu dépasser le stade de l'ébauche, on se gardera d'en tirer argument. À coup sûr, en revanche, ce que découvre Saint-Ex avec Terre des hommes, c'est qu'il ne lui suffit
plus d'écrire des histoires d'avion, de solidarité, de courage et de fraternité : non que ce livre se passe « d'événements », au contraire : sauvetage de Guillaumet dans la cordillère des Andes ;
atterrissage forcé en plein désert après la chute au cours du raid Paris-Saigon ; reportage sur le front de la guerre d'Espagne…
Mais l'action n'est pas là pour elle-même : elle est le moyen de réfléchir sur ce qu'on est et sur ce qu'on fait là, sur la terre des hommes, dont l'avion donne une vision si singulière qu'on
peut bien dire que c'est de la machine que procède ici la réflexion. Vues d'en haut, les choses sont toutes différentes. Ou vues d'ailleurs : et l'ailleurs qui double le ciel, sur la terre, c'est
le désert. Pour l'essentiel, Terre des hommes et le Petit Prince viennent de cet atterrissage dans le désert, en décembre 1935, de la marche harassante dans le sable, de la peur de mourir de
soif. Le désert : patrie de vent et d'étoiles ; le moins humain de tous les lieux de la Terre (« Où sont les hommes ? reprit enfin le petit prince. On est un peu seul dans le désert… – On est
seul aussi chez les hommes, dit le serpent »). Mais aussi lieu pur. Pureté du sable vierge de toute trace, pureté du ciel au-dessus des sables qui n'a rien d'autre à refléter qu'une étendue lisse
et brillante, à l'infini.
Le désert : seul lieu de la terre à être chargé d'un vrai poids d'irréel : « J'arpentais un sable infiniment vierge. J'étais le premier à faire ruisseler, d'une main dans l'autre, comme un or
précieux, cette poussière de coquillages. Le premier à troubler ce silence. Sur cette sorte de banquise polaire qui, de toute éternité n'avait pas formé un seul brin d'herbe, j'étais comme une
semence apportée par les vents, le premier témoignage de la vie ». Le désert de Terre des hommes, le désert du Petit Prince, pleins de mirages : l'enfant blond qui appartient à la mémoire de tant
d'entre nous est né de la soif, de l'accablement du soleil, de la sécheresse impitoyable des sables de l'Égypte. C'est la terre, et ce n'est plus la terre : un monde minéral, un paysage de
fer.
Dans le Petit Prince, pourtant, ce monde mort produit un miracle : la fraternité entre un homme et un enfant, l'esquisse d'une remontée au temps magique de l'enfance. Égaré entre le ciel et les
étoiles, l'aviateur peu à peu rebrousse chemin vers l'essentiel : l'essentiel, selon Saint-Exupéry, les biens intérieurs, tout ce qui est invisible pour les yeux… Dans ce texte « pas sérieux »
écrit dans la nuit de la guerre (en 1943, à New York), volontairement dédié à « Léon Werth, quand il était petit garçon », Saint-Exupéry dialogue avec le petit prince qu'il a été, pour revenir
sur ce à quoi il tenait le plus fort. Terre des hommes, en une langue plus abstraite, contenait la leçon du Petit Prince : « En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons
nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille vivre. » Rien ne vaut, pour l'humanisme saint-exupérien, que spirituellement et
symboliquement.
Tel est bien le sens de ce que dit le renard au petit prince : « Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as
les cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé… » Le vrai sujet du
récit, le vrai sujet de la réflexion de Saint-Exupéry dans tous ses textes, c'est le rêve d'un impossible retour, d'une réintégration à un monde depuis longtemps perdu, la nostalgie d'un âge d'or
où les valeurs auxquelles il adhère devaient être actualisées. Faire en sorte que ne meure pas la petite flamme sans laquelle il n'y aura plus d'humanité. Et l'humanité, c'est la conscience de la
solidarité nécessaire – qui peut s'appeler fraternité –, la ferveur qui permet de construire, l'affirmation que le bonheur et la grandeur de l'être ne sont pas dans la seule liberté mais aussi
dans l'acceptation d'un devoir qui témoigne de la capacité de dépassement de l'immédiat.
D'où vient alors que, passé le charme des souvenirs de nos six ans, la parole saint-exupérienne nous paraisse si ambiguë ? Comme l'aviateur du Petit Prince qui ne savait plus voir les moutons à
travers les caisses, nous avons dû vieillir. Terriblement. Est-ce la conscience des limites, paternalistes et aristocratiques, de cette morale qui nous la rend si étrangère ? Est-ce l'évidence
d'une contradiction entre la générosité évangélique qui s'étale tandis que montre le bout de l'oreille un contre-évangile nietzschéen ? Les deux sans doute, et plus encore : nous savons bien que
les enfants ne ressemblent pas au petit prince, et nous pourrions bien, comme Jean-Louis Bory, être saisis d'un invincible agacement devant cet enfant « bourré de mots d'enfants jusqu'à la gueule
». Nous savons aussi ce que vaut cet humanisme douceâtre avec sa dose de bonne conscience, son orgueil et finalement ses trucages : la voix qui parle par Rivière (Vol de nuit), celle qui dit « Je
» dans Terre des hommes, l'aviateur qui accepte « humblement » d'apprendre et le petit prince si ravi d'enseigner, c'est toujours la même, celle de quelqu'un qui ose (sans doute sincèrement, mais
peu importe, et avec quelle naïveté) parler au nom de tous les hommes, puisqu'il s'est découvert avec eux un dénominateur commun, à savoir qu'il est homme lui aussi. Ne sait-il pas, ou feint-il
seulement d'ignorer que ce dénominateur est si vague, si flou, qu'il ne saurait rien produire d'autre qu'un immense brouillage ?
Ses présupposés, ceux-là même qui fondent tout humanisme classique, sont ceux de la « nature humaine ». Gommant l'histoire pour l'essentiel (le désert est aussi le lieu sans histoire), cette
vision des choses ne retient que les grands faits universels – la mort, singulièrement – et produit, en même temps que la tautologie, une écriture artificielle, sentimentale et lyrique, une
écriture « à effets », souvent précieuse, ce « moderne style » type des années d'avant-guerre : « la décomposition guindée de la prose gidienne et du nombre valéryen » (J. Cau, revue Icare,
1964). Peut-être est-ce cela qui a le plus vieilli chez Saint-Exupéry. Nous avons appris à nous défier de la littérature « à message », sachant trop bien du reste que là ne sont pas les vrais
pouvoirs de l'écriture. De tout l'œuvre de Saint-Exupéry, ce qui aujourd'hui a chance de nous parler, ce sont les Carnets (1953) : parce que dans les mots griffonnés au jour le jour, que ne bride
aucune forme et qui n'étaient pas forcément destinés à être lus, des doutes se font jour, des interrogations, un tremblement. Si la pensée fragmentaire et l'expression fragmentée sont le propre
de l'homme de ce temps, tous rêves de synthèse et d'universalité ruinés, les Carnets sont le seul texte qui ne nous paraisse pas complètement tombé des étoiles.
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Saint-Exupéry Antoine de
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