publié le 01/01/2012 à 23h29
Biographie présentée par Philippe Zoummeroff - D’après les documents originaux de la bibliothèque P. Zoummeroff (archives de presse, photographies, ouvrages)
La Gestapo française
La « Gestapo française ». C’est sous ce
nom qu’a été désigné un service de police français affilié aux autorités allemandes pendant la période 1940-1944 composé d’auxiliaires recrutés en majorité dans le monde des malfrats, truands,
criminels, anciens détenus. Ce personnel permit aux Allemands d’utiliser les réseaux criminels à des fins commerciales et répressives et de saper les fondements d’une société qui se retrouvait
sans repères après la défaite de 1940. De nombreux bureaux regroupant ces auxiliaires de police se sont constitués à Paris et en province, le plus connu fut celui dirigé par Henri Lafont secondé par Pierre Bonny. Ces hommes se sont illustrés dans le commerce du marché noir institutionnalisé par l’Occupant et par la
recherche de renseignements utilisant des méthodes parfois pires que celles utilisées par les nazis.
Le 15 Juin 1940 voit la déroute de l’armée française. La panique s’empare de la population qui se rue sur les routes pour fuir, c’est l’exode de dix millions de personnes. Une colonne de
prisonniers quitte le camp d’internement situé à Cépoy, près de Montargis encore trop proche des avant-gardes ennemies et, faute de trains disponibles, elle longe les routes encombrées par les
populations. C’est l’exode. Ces prisonniers, plus de mille, viennent pour la plupart des prisons parisiennes du Cherche-Midi et de la Santé. A côté des prisonniers de droit commun, on compte des
insoumis, des déserteurs, des fascistes et quelques espions de l’Abwehr, service de contre-espionnage de l’armée allemande, qui parsemaient le territoire avant le déclenchement de la guerre.
Cépoy n’est qu’une étape sur la route qui les mène au camp de Gurs, autre camp d’internement dans l’actuel département des Pyrénées-Atlantiques, évacuation rendue nécessaire en raison de
l’avancée allemande sur le sol français. Des détenus seront abattus, beaucoup s’échapperont profitant de la confusion générale qui règne sur ces routes parfois impraticables. Parmi les fuyards,
un condamné pour insoumission et usurpation d’état civil, Henri Chamberlin qui se fait appeler Henri Lafont et qui deviendra le chef incontesté des auxiliaires de police français au service des
Allemands, dont le siège communément nommé la « Carlingue » sera situé au 93 rue Lauriston à Paris, XVIème arrondissement et qu’on désignera par les termes de « gestapo française ».
Henri Lafont.
Henri Lafont, né en 1902, orphelin de père à onze ans, abandonné par sa mère, livré à lui-même,
il survit dans la rue entre mendicité, petits larcins divers et emplois précaires de coursier ou de forts des Halles. Pour un vol de bicyclette, il se retrouve dans une maison d’Education
surveillée, celle d’Eysses, à Villeneuve-sur-Lot. Cet établissement symbolise l’âge des maisons de correction où les mineurs délinquants, corrompus par les villes, sont censés se régénérer au
contact de l’air pur des campagnes. C’est en réalité un de ces bagnes d’enfants où les brimades sont monnaie courante. Henri Lafont y connaîtra le mitard, cul-de-basse-fosse situé sous les latrines où les enfants
s’asphyxient au bout d’un quart d’heure à cause des émanations empuanties d’urine. En 1940, le gouvernement de Vichy en fera le principal lieu d’internement des Résistants.
En ce mois de juin 1940, les amis d’Henri Lafont présentent leur compagnon français au colonel
Rudolph qui dirige l’Abwehr, service de contre espionnage de la Wermacht installé à l’hôtel Lutétia. Il fait impression, il est de grande taille et a un charisme troublant.
La Gestapo
La Gestapo, Geheime Staatspolizei, la
police d’état secrète, créée en 1933 par Hermann Goering et dirigé par Heinrich Muller, a joué un rôle majeur dans l’appareil répressif et totalitaire du IIIème Reich au point d’incarner
l’ensemble des différents services de renseignement allemands. Il existe cependant de nombreux organes policiers et militaires : la Krimilapolizei, Kripo, la Sicherheitsdient ou SD,
service de renseignement des SS, la Sipo, Sicherpolizei ou encore
l’Abwehr. A l’origine, la Gestapo est un
département de la police criminelle, la Kripo, elle-même département de la Sipo. Elle est placée sous l’autorité d’Heinrich Himmler en 1934 mais c’est son adjoint, Reinhard Heydrich, qui la contrôlera jusqu’en 1942. Les chefs militaires ne tiennent pas à ce que les chefs de la
Gestapo aient des pouvoirs d’exécution. A partir de 1939, elle est absorbée par le RSHA, Reichssicherheitshauptamt, Office central de sécurité du Reich de Reinhard Heydrich, première étape de la mainmise totale de la SS sur l’armée et la police. En 1942, Himmler obtiendra d’Hitler que tous les services policiers soient confiés au général de police SS Karl Oberg. C’est à ce moment
que la Gestapo devient l’organe essentiel dont dépendent tous les autres services. Les 1500 policiers allemands seront
secondés par 40000 auxiliaires français dont le plus célèbre est Henri Lafont.
Les débuts de la « Carlingue »
On veut en faire partie : le mot « carlingue » vient de la « carre » ou de la « cave », la mise minimale au poker. Chaque malfrat en indélicatesse avec la police veut entrer dans la bande
d’Henri Lafont, comme un joueur veut entrer dans le coup qui se joue. Le mot s’est décliné de «
carrelingue » en « carlingue », par association avec l’expression désignant un avion. Les liens de sympathie que noue Lafont avec les autorités allemandes grâce à son talent pour séduire ses interlocuteurs qui sont, comme
l’ancien détenu, davantage mus par l’appât du gain que par une stricte obédience envers l’idéologie nazie, vont lui permettre d’atteindre un niveau de notoriété et de puissance exceptionnel.
Lafont, par sa connaissance du « milieu », par ses relations avec des hommes prêts à tout pour éviter la prison, par son charisme est l’homme désigné pour aider les Allemands dans leur dessein
gigantesque d’appropriation des richesses de la France : tout acheter à n’importe quel prix, le tout transitant par les fameux « bureaux d’achat ». Sa carte de police allemande lui permet des
réquisitions et le rend intouchable même de la police française. Il va au-delà des attentes allemandes en trouvant les biens en tous genres qu’il revend par l’intermédiaire des « bureaux d’achat
» dont le plus productif est celui d’Hermann Brandl.
Afin d’avoir un ascendant sur ses employeurs, Lafont est à l’affût du moindre geste qui peut le placer dans les bonnes grâces de ses maîtres. Ainsi, lorsqu’en 1942, la « Carlingue » passe sous
l’autorité de la Gestapo, Laffont se démène pour amadouer ses nouveaux supérieurs. Il offre une somptueuse Bentley comme cadeau de mariage à Helmut Knochen, adjoint d’Heydrich
chargé d’implanter la police secrète en France et une rivière de diamant à sa femme. Les deux époux sont aux anges pour des cadeaux qui n’ont rien coûté à Lafont. Ce sont aussi de jeunes éphèbes qu’il procure au chef de la Gestapo Boemelburg. Ces jeunes gens sont
rémunérés avec de l’argent qui n’est pas celui de Lafont. C’est maintenant qu’il faut examiner ce système qui a lui a permis d’amasser une véritable fortune.
Le « marché brun » des Allemands
Le colonel Rudolph est un officier prussien de la vieille école. Il a 48 ans, a combattu durant la première guerre mondiale et conserve les principes d’une morale militaire qui paraît plutôt
désuète en ces temps troublés. Il n’a pas grande estime pour un repris de justice au parler grossier comme Lafont. En revanche, ses adjoints, le capitaine Radecke et Hermann Brandl, déjà cité,
dont le surnom est « Otto », ne tarissent pas d’éloges sur leur protégé et, en favorisant les activités maffieuses de leur homme de main, ils vont jouer un rôle majeur dans la première étape de
l’expansion du banditisme dans la société française pendant et après la guerre.
Brandl arrive en France pour installer la nouvelle antenne de l’Abwehr et promouvoir son bureau d’achat dit « Bureau Otto » situé d’abord au 21 square du Bois-de-Boulogne puis à l’hôtel de la
Princesse-de-Grèce, rue Yvon.
Les bureaux d’achat devaient assurer l’autonomie financière du service de contre-espionnage vis-à-vis de l’état-major de l’armée. Lors de la signature de l’armistice, le 22 juin 1940, les
conditions de l’armistice sont drastiques, les articles 17 et 18 de la convention stipulaient que la France aurait à s’acquitter des frais d’entretien des troupes allemandes d’occupation en plus
de la mise sous tutelle des richesses du pays. Les signataires français ne réalisèrent pas que ces frais représentaient des sommes colossales et préférèrent la fin des hostilités à tout prix. On
estima ces frais dans un premier temps à 400 millions de francs par jour, puis en 1941, ils furent ramenés à 300 millions pour être augmentés de 200 millions le 11 novembre 1942, date de
l’invasion de la zone libre. C’est ainsi qu’ils passèrent à 500 millions de francs. Afin d’avoir une vision plus précise de ces chiffres, indiquons qu’en 1940, la France avait donc versé à
l’Allemagne 80 milliards alors que les recettes du pays étaient, par exemple de 54 milliards en 1938. Ces sommes déraisonnables saignent le pays mais cela ne répond qu’à la stratégie
d’assèchement, d’épuisement de la France. C’est littéralement la mise en place du pillage économique du pays. Rappelons que cette mesure allait s’accompagner de la réquisition des travailleurs
français par le biais du STO. Au 5 septembre 1944, on estimera le total des sommes diverses versées au titre de tribut d’occupation à 631 milliards de francs. Les études montrent que cette somme
correspond à l’entretien d’une armée de 18 millions d’hommes. Cela dépasse de loin les besoins d’une armée de 400 000 hommes, nombre des soldats allemands en France en 1943, ils seront 1 million
en 1944.
Ces données sont essentielles à saisir si l’on veut comprendre l’essor extraordinaire des individus comme Lafont, leur pouvoir, leurs richesses. A cause de ces prélèvements considérables, les
Allemands disposent de fonds conséquents et crée une situation de pénurie. En effet, les matières premières, les denrées alimentaires, les biens de consommation commencent à manquer du fait des
réquisitions officielles ou sauvages, des quantités énormes de biens que les industriels français devaient livrer à l’Allemagne.
Les Allemands voulurent aller plus loin en spéculant afin de se procurer par des biais officieux toutes les marchandises qui pouvaient leur échapper et que les patrons conservaient. Ils eurent
besoin d’assistants, d’auxiliaires indigènes qui sachent nouer des relations afin d’attirer les commerçants, les producteurs, les trafiquants en tout genre vers ce marché brun. Ainsi furent créés
les bureaux d’achat chargés de tout acheter, à n’importe quel prix, la chose étant d’autant plus aisée que ces bureaux disposaient, de façon détournée, des fonds provenant des indemnités payées
par la France. Ces marchandises étaient elles-mêmes revendues à des organisations privées ou d’Etat comme la Wehrmacht, la SS, ou à des administrations. Ces officines à caractère commerciale
restaient dans leur nature des unités d’espionnage dont la couverture rentable permettait une pratique de surveillance aigue.
Afin que rien ne leur échappe, les Allemands se mirent à recruter des hommes de main dont l’activité fut de les mettre en relation avec tous les vendeurs de biens possible, de rechercher des
stocks dissimulés, d’obtenir par tous les moyens des informations sur les réseaux d’espionnage et de résistance. En échange, des commissions avantageuses, une impunité totale. C’est ainsi que
naquit la bande à Lafont.
La Bande à Lafont
Chamberlin alias Lafont multiplie les condamnations pour vols, recels qui le conduisent au bagne de Guyane mais il réussit à s’en évader avec l’aide de ce qu’on appelle le Milieu. Sous sa fausse
identité il devient gérant de la concession d’un garage Simca, Porte des Lilas et tâche de se ménager les bonnes grâces de la police par des dons en nature au point qu’au début de la guerre,
lorsque son garage fermera, il dirigera le mess de la Préfecture de Paris. Mais, lorsque la guerre est déclarée, il refuse d’être mobilisé, on découvre sa véritable identité, il est incarcéré à
la prison du Cherche-Midi. Les Allemands sont aux portes de Paris, les détenus sont transférés à Cépoy mais c’est encore trop près. C’est l’évasion, Paris, l’hôtel Lutétia, la collaboration.
La première chose qu’il va s’empresser de faire est d’étoffer le service dont il est chargé et c’est dans les cellules de Fresnes qu’il va recruter les hommes dont il a besoin. Dès le 6 juillet
1940, il fait sortir de prison d’anciens camarades, des « caïds » au nom des autorités allemandes. Ils ont pour nom Estebeteguy dit le Basque, Carrier, Pinardel, Bonnal, Jo les Gros Bras que
viendront compléter Jo le Corse, Michel le Borgne, Dédé la Mitraillette et des dizaines d’autres au nom toujours évocateur sans oublier Abel Danos qui formera après-guerre le Gang des tractions
avant avec le fameux Pierrot le Fou. Les « libérations » continueront au gré des besoins du service. Lafont est auréolé d’une gloire inédite auprès de tous les truands parisiens car non seulement
il a le pouvoir de les faire sortir de cellule, mais, au passage, il peut éliminer nombre de pièces à conviction et en plus, la police française qui le surveille de loin, ne peut absolument rien
contre lui et ses sbires tant il est protégé par ses amis allemands. Les policiers qui ont voulu enquêter sur telle affaire de rackets, de pillage d’appartements, de confiscation illégale de
biens se sont retrouvés au 93 rue Lauriston pendant quelques heures, menottés écoutant le sermon vengeur du chef, qui avaient quelques griefs contre la police, afin qu’ils comprennent bien à qui
ils avaient à faire. Ainsi, les hommes de Lafont continuent leurs forfaits en toute impunité.
La technique des « faux policiers » fait florès. En effet, la vente d’or avait été interdite par les autorités allemandes. Tous les détenteurs de ce métal précieux devaient en référer au
Devisenschutzkommando, organisme chargé de leur acheter leur or. Beaucoup de particuliers se dérobaient à cette obligation. Lafont ou ses hommes se faisaient alors passer pour de simples
acheteurs auprès de ces particuliers, préalablement repérés par des indicateurs. Au moment de la transaction, illicite, ils suffisaient de se faire passer pour des policiers, de s’écrier : «
Police allemande ». L’or était confisqué et redonné à l’Occupant contre une commission de 10 à 30% sur la valeur de l’or ou, parfois, les hommes de Lafont opéraient pour leur propre compte et
gardaient tous les biens. Peu de victimes portaient plainte puisqu’elles étaient en infraction avec les directives allemandes, beaucoup étaient juives et ne pouvaient donc réclamer quoi que ce
soit sous peine de se dénoncer. Tous les trafics sont bons et juteux, les matières premières, les cuirs, les mobiliers, les articles de confection comme ce stock de bonnèterie que Lafont saisit
chez un marchand juif et qu’il vend au bureau Otto. Le 24 février 1941, Abel Danos commet le premier braquage de l’Occupation. Des convoyeurs du Crédit Commercial et Industriel sont attaqués. Des
coups de feu sont échangés, l’argent, quatre millions de francs est volé et l’un des employés est blessé à mort. La PJ interpelle Danos et ses complices identifiés comme les coupables mais Lafont
prévient aussitôt ses supérieurs-protecteurs, Brandl et Radecke, qui les feront libérer. La police française, démunie, ne peut que se soumettre aux ordres des autorités allemandes qui encouragent
leur homme de main dont les troupes augmentent. Lafont s’associe avec un homme d’affaire juif d’origine bessarabienne, Monsieur Joseph, le roi des ferrailleurs.
Joseph Joinovici
Cet homme, comme Lafont, mérite tout un ouvrage à lui tout seul tant son parcours eût été exemplaire s’il n’avait profité jusqu’à la lie de cette période de l’Occupation, fréquenté les sbires du
régime nazi, amassé une fortune grâce au marché noir de haut vol, institutionnalisé par les Allemands. Emigré en France en 1925, il survit en fouillant les poubelles, vendant de la ferraille et
du chiffon dans la Zone de Saint-Ouen, ancien site de l’enceinte qui entourait Paris en cours de démolition devenu un amas de taudis. Bien que juif, il s’est toujours soustrait aux Allemands
grâce à ses origines bessarabiennes ou russes selon les moments, ses relations, en particulier Henri Lafont avec qui il crée une société, « L’Union économique » qui fournira le bureau d’achat
Otto. C’est un WWJ, wirtschaftlich wertvoller Jude, un « juif utile » selon la terminologie nazie. Il se constitue un empire de plusieurs milliards de francs en vendant des matières premières. Le
génie de cet homme quasi analphabète mais d’une mémoire colossale a été de se comporter en hommes d’affaires avisé. Afin de protéger ses arrières, il entreprit de financer un réseau de résistance
introduit à la préfecture de Paris, « Honneur de la police ». On verra qu’il réussit à consolider son statut « d’agent double », ménageant les Allemands, tout en leur vendant des métaux
défectueux, et celui de mécène de la Résistance.
Joinovici et Lafont se complètent. Ils aiment fréquenter les mêmes endroits à la mode dans ce Paris réservé aux nantis et aux collaborateurs comme le « One Two Two », cabaret-restaurant et lieu
de débauche.
L’arrivée de Pierre Bonny
Le pouvoir de Lafont va s’intensifier avec l’arrivée de Pierre Bony. Cet homme n’est pas issu du même milieu que le chef de la Gestapo française. C’est un ancien policier de la Sûreté nationale.
Il a participé activement aux affaires Seznec, Stavisky qui lui ont valu d’être appelé le « premier flic de France » mais suite à des opérations de corruption, il est renvoyé et devient détective
privé. C’est un méticuleux qui va apporter au 93 rue Lauriston une logistique précise en matière de renseignements. Bonny constitue des réseaux d’informateurs, chômeurs, travailleurs
indépendants, artisans ruinés, demi-mondaines qui permettront de dénicher les marchandises cachées, les Résistants, les juifs. Il fixe des primes, des amendes, établit des fiches de paie, autant
de documents inexistants avant son arrivée et désormais on parlera du tandem Lafont-Bony, l’aventurier, le truand associé à l’ancien flic corrompu. Il engage aussi une équipe plus fidèle à son
profil : policiers révoqués, anciens de la légion désoeuvrés.
Les Comtesses.
C’est ainsi que la rue Lauriston voit défiler une faune d’individus louches, qui viennent proposer leurs services, quémander une faveur, recevoir un ausweiss, demander une libération, que Lafont
faisait payer, recevoir une prime. Défilent aussi celles qu’on a appelé les « comtesses de la gestapo ». Ce sont des aventurières, des aristocrates déclassées comme Tatiana Marutchev, aux mœurs
légères, parfois extravagantes, des espionnes comme Sofia Hazrakoff, Magda Auduran, elles font du trafic en tout genre, celui de diamants ou de haschisch. Beaucoup sont des maîtresses de Lafont
qui aime se montrer en leur compagnie d’autant plus qu’elles lui ouvrent les portes des endroits les plus interlopes de Paris, boîtes de nuit, lieux érotiques où ce Tout-Paris décadent se livre à
des orgies. Lafont aime briller. Il convie des personnalités du monde du spectacle, il s’en fait des obligés tout comme il a fait avec ses supérieurs allemands. Il a même eu quelques velléités
d’acteur encouragé par l’actrice allemande Dita Parlo.
Lafont n’est pas le seul auxiliaire de police. D’autres personnages au passé douteux ont ouvert leur officine et se livre au dépeçage de la France. On peut citer le Belge Georges Delfanne dont le
pseudonyme est Masuy, qui officie au 101 avenue Henri-Martin, spécialisé dans la lutte contre les Résistants, René Launay au 74 avenue Foch, Frédéric Martin, alias Rudy von Mérode, au 70 avenue
Maurice Barrès, à Neuilly sur Seine qui trafique essentiellement l’or, les « Géorgiens » groupe de Russes blancs anticommunistes, les Corses qui seront éliminés consciencieusement par Lafont
grâce à la méthode d’un médecin, le docteur Petiot. En effet Lafont se comporte en parrain de la Gestapo et n’hésite pas à faire disparaître les gêneurs lors d’expéditions punitives avec
mitraillettes ou d’accuser avec de fausses preuves fabriquées par Bonny tel concurrent comme Rudy von Mérode.
Le docteur Petiot
Lafont le rencontre par hasard. Le médecin avait mis en place un faux plan d’évasion, le Fly-tox. Beaucoup de juifs vinrent trouver Petiot sur les recommandations d’un coiffeur complice pour
espérer échapper aux nazis. Les victimes apportaient tous leurs biens chez le médecin et la somme pour le passage au sud, dans son hôtel particulier rue Lesueur. Elles étaient censées attendre
dans une pièce un éventuel passeur. Petiot fermait la porte à clé, obstruait les fentes après avoir pris soin de verser dans un seau qui se trouvait dans la pièce, un mélange d’acide sulfurique
et de cyanure de potassium. Les victimes étouffaient. Une heure après, le médecin disséquait et brûlait les corps conservant, bien sûr, tout le butin. C’est en enquêtant sur
cette filière d’évasion vers la zone libre qu’une de ses comtesses lui a indiquée que Bonny se retrouve chez Petiot pour lui tendre un piège. C’est à ce moment qu’il découvre des monceaux de
valises et des corps fraîchement démembrés. Lafont ne pense pas le livrer à la police. Le talent du docteur va le servir pour ses propres affaires. Justement, quatre hommes de la Carlingue ont
volé un châtelain en Dordogne. Sur l’action en elle-même, rien à redire mais les malfrats n’ont pas redistribué la moitié du butin au chef. Lafont fait en sorte que l’existence de cette filière
d’évasion vienne aux oreilles de ces indélicats qui cherchent à partir en Amérique du sud. Une fois entrés dans l’hôtel de la rue Lesueur, ils n’en sortiront plus. Joseph Joinovivi a fourni la
chaux vive. C’est ainsi que le docteur Petiot entre au service de la Carlingue et qu’il ouvrira souvent sa chaudière pour Lafont.
« J’écris dans ce pays dévasté par la peste Qui semble un cauchemar attardé de Goya Où les chiens n’ont d’espoir que la manne céleste Et des squelettes blancs cultivent le soya …… Un pays
pantelant sous le pied des fantoches/…. Mis en coupe réglé au nom du Roi Pétoche…..
Louis Aragon, le Musée Grévin 1943
En juillet 1943, la France est incapable de régler les dépenses d’entretien. Elle est exsangue. On songe au poème de Louis Aragon, Le Musée Grévin. La fermeture des bureaux d’achat provoque une
nouvelle arrivée de recrues au 93 rue Lauriston qui se consacre davantage à la recherche de renseignements qu’au commerce. Les réseaux constitués par Bony sont très efficaces dans une autre
attribution de la « Gestapo française » : la lutte contre la Résistance. C’est en 1943 que les arrestations de suspects se développent. Ainsi, Geneviève de Gaulle sera arrêtée par Pierre Bonny
dans une librairie « Au Vœu de Louis XIII », rue Bonaparte le 20 juillet 1943. Il faut noter que Lafont et Bony préféraient remettre en liberté la nièce du général de Gaulle à cause des
conséquences d’une telle arrestation qui pouvait compromettre les activités de la rue Lauriston. Mais le général SS Oberg, chef de la police, entend bien garder un otage aussi prestigieux. Lafont
n’a pas d’idéologies, il s’est offert au vainqueur présumant qu’on le traiterait avec des égards. Il dira à l’un de ses avocats : « « Au début, cette histoire d’Allemands ne me plaisait guère. Si
les gars d’en face, les résistants m’avaient proposé quelque chose, je l’aurais fait. Il n’y a pas de doute. Et je n’aurais pas fait de cadeaux aux fritz ! Seulement voilà, à l’époque, les
résistants, j’en ai pas connu, j’en avais pas vu la couleur. Je ne savais même pas ce que c’était. C’est à cela que tient le destin d’un homme : un petit hasard, une histoire d’aiguillage. Ou
alors c’est la fatalité ».
Cela ne l’empêche pas d’avoir pratiqué la torture, en particulier le supplice de la baignoire. Après des gifles, des coups de poings et de nerfs de bœuf, la victime était placée en travers d’une
baignoire, assise en déséquilibre sur une barre. Il était facile de la faire plonger en arrière dans l’eau glacée et sale. Lafont était assisté d’un masseur chargé de masser ses mains endolories
par les coups donnés.
La lutte contre les résistants se concrétise par le repérage de station radio, des opérations de contre parachutage où l’on se fait passer pour des résistants attendant des munitions, des armes,
des « retournements » d’opposants qui deviennent des agents doubles.
La Brigade Nord-africaine.
Les attentats fomentés par la Résistance atteignent de plus en plus l’armée allemande, des bruits de débarquement allié se font entendre, aussi, Lafont entend-il jouer un rôle dans la lutte armé.
Il crée avec le nationaliste algérien Mohamed el-Maadi (ancien officier français d'extrême-droite) une unité combattante sous les ordres du colonel SS Helmut Knochen, la Brigade Nord-africaine
composée de Maghrébins recrutés tant bien que mal dans les rues de Paris. Ce ne sont pas des soldats, c’est une troupe mercenaire, de simples déclassés qui trouvent là une aubaine pour échapper à
une condamnation et à qui on propose un salaire et une arme. Le résultat ne pourra être que dramatique. Pour l’occasion, Lafont se donne le titre de Hauptsturmfuhrer, capitaine, et Bonny celui
d’Obersturmfuhrer, lieutenant. Les autres membres de la bande sont des Untersturmfuhrer, des sous-lieutenants. L’épisode pourrait être burlesque s’il n’allait pas tourner au martyre pour les
habitants de Tulle, destination de cette brigade. Pour équiper ses 150 soldats, Lafont a fait le tour de ses relations. La Gestapo fournit les bottes et les armes et Joseph Joinovici les équipe
en uniformes. C’est en Corrèze, à Tulle que se dirige la troupe, la BN-A qui a reçu un statut officiel le 28 janvier 1944. Elle commet exactions sur exactions, vols, viols, meurtres entre deux
beuveries, terrorise la population en se livrant aux provocations, aux tortures. C’est une armée de soudards totalement inefficace qui dévaste la région et Lafont, désabusé, retourne à Paris fin
mai. La brigade est dissoute, la plupart de ses membres ont déserté.
La fin
Juin 1944, quatre ans après son arrivée à l’hôtel Lutétia, Henri Lafont comprend que la défaite de l’Allemagne est imminente. Les rats quittent la rue Lauriston, les Allemands désertent Paris,
l’armée de Patton marche sur la capitale. Les dossiers compromettants, les fichiers sont brûlés et la Division Leclerc qui investira les lieux à la Libération ne trouvera rien. Avec Bonny, il
quitte Paris avec sa famille pour se réfugier dans une ferme dans l’Yonne. Ils ont sur eux de faux passeports, de faux laissez-passer pour les Allemands et pour les Mouvements Unis de la
Résistance en cas de contrôles sur les routes, des ordres de mission de la Gestapo et de l’argent liquide.
Ils arrivent dans cette ferme à Bazoches, mais des FFI, des résistants des Forces Françaises de l’Intérieur, réquisitionnent leurs deux véhicules. Ils sont pris au piège. Le fils de Pierre Bonny,
Jacques, doit retourner à Paris, en bicyclette et frapper à la porte de Joinovici. Lui peut les aider à continuer leur route. L’occasion est trop belle pour le ferrailleur de consolider son
statut de résistant en donnant ses anciens amis à la police. La ferme est encerclée le 30 août. Suivent les interrogatoires dans lesquels Bonny se montre prolixe. Il croit gagner sauver sa vie en
collaborant avec les inspecteurs. Il va même jusqu’à taper à la machine ses dépositions où il accable tous ses complices tout en minimisant son rôle. De son côté, Lafont ne dit rien et n’a que
mépris pour Bonny auquel il crache au visage. Ils seront fusillés le 27 décembre 1944. Le 31 octobre de la même année, le docteur Petiot, qui s’était entre temps engagé dans les FFI, est arrêté.
On retrouve dans son hôtel particulier des dizaines de valises, un pyjama d’enfant. Il clame son innocence et prétend que les corps disparus sont ceux d’Allemands, il se revendique un authentique
résistant. Il est jugé et guillotiné le 25 mai 1946. Quant à Joinovici, il sera condamné en 1949 pour collaboration économique. Libéré puis remis en prison, libéré à nouveau en 1962, il meurt
ruiné le 7 février 1965.
Les quatre années d’Occupation furent pour beaucoup un moment d’enrichissement considérable, de totale impunité. Après la guerre, certains personnages de la « Gestapo française » continueront à
s’illustrer dans la voie du grand banditisme sous les noms d’Auguste Ricord, la figure majeure de la « French connection » ou encore Pierre Loutrel dit « Pierrot le Fou », Abel Danos, Jo Attia,
qui seront les membres du fameux gang des « tractions avant ».
Note de Philippe zoummeroff
Cette épisode de la rue Lauriston était indispensable, car mal connue, pour expliquer les comportement de personnage comme Joinovici, Danos, Jo Attia , Pierrot le fou et le docteur Petiot que
vous retrouverez dans les prochaines expositions virtuelles avec de nombreuses photos.
C’est pourquoi nous ne vous présentons aujourd’hui que les très rares journaux d’époque concernant le duo infernal Bonny-Lafont.
Bibliographie :
- Auda Grégory. Les Belles Années du « milieu » 1940-1944.
- Le grand banditisme dans la machine répressive allemande en France. Michalon 2002, 254 pp. Cathelin J- Gray Gabrielle.
- Crimes et trafics de la Gestapo française. Historama 1972, 2 tomes 251-253 pp. De Rochebrune A- Hazera JC.
- Les Patrons sous l’Occupation. Odile Jacob 1997, 864 pp. Eder C.
- Les Comtesses de la Gestapo. Grasset 2007, 264 pp. Jacquemard Serge.
- La Bande Bonny-Lafont. Scènes de crime 2007, 176 pp. Lambert P-P –Le Marec. G.
- Les Français sous le casque allemand. Grancher 2010, 260 pp. Sergg Henry. Joinovici.
- L’Empire souterrain du chiffonnier milliardaire. Le Carrousel 1986, 208 pp.