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Le procès d'Oradour

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L'Histoirepublié le 04/09/2013 à 09h51 par Jean-Pierre Rioux

Mercredi 4 septembre, le président François Hollande était en visite à Oradour-sur-Glane avec son homologue allemand Joachim Gauck. C'est la première fois qu'un dirigeant d'Outre-Rhin foule le sol du village massacré par la 2e SS-Panzerdivision "Das Reich" le 10 juin 1944. Dans L'Histoire n°64 (février 1984), Jean-Pierre Rioux revenait sur le procès des bourreaux d'Oradour, jugés à Bordeaux en janvier 1953.



Le procès d'Oradour

Le procès de Bordeaux. Capture d'écran-document d'archives de l'INA

 

Sinistre, ce quai glacé de la gare Saint-Jean à Bordeaux, à 3 h 40, en ce lundi 12 janvier 1953. Rassemblant leur petit barda, bouffis de sommeil interrompu, désemparés et balourds, onze hommes sautent des wagons de 3e classe, s'agglomèrent et discutaillent, surveillés de loin par quatre flics en bourgeois, à peine assiégés par les flashs des reporters de presse. Hall, recherche d'un avocat qui dort encore, taxis, plongée morose dans la ville de Chaban-Delmas, qui cuve les émotions dominicales d'un superbe France-Australie de jeu à XIII et qui ne s'éveillera jamais tout à fait dans les jours à venir. Hôtel, deux chambres à bas prix, la nuit affreuse qui s'achève enfin, toilette commune et gauloise bleue : à 9 h pétantes, toujours groupés, ces hommes se constituent prisonniers au greffe de la prison militaire. Le douzième, qui a manqué son train, se présentera, essoufflé et penaud, à 19 h. Douze Alsaciens enrolés de force dans la Waffen SS affrontent la justice de leur pays.

Entre-temps, un autre train a débarqué les représentants de l'Association des familles de leurs victimes, en grand deuil et l'oeil sec, accueillis à l'hôtel de ville et s'acheminant vers ce prétoire où les bourreaux répondront enfin de leur crime, après huit longues années. Et le fourgon cellulaire a déposé au tribunal deux autres Alsaciens engagés volontaires et sept Allemands. Sur fond de drame alsacien, la douleur limousine face a la barbarie nazie : voici l'heure de vérité pour vingt et un soldats de cette 3e compagnie du 1er bataillon du régiment « Der Führer » de la 2e SS-Panzerdivision « Das Reich », qui boucla le 10 juin 1944 un paisible village des bords de la Glane dont le monde entier allait épeler le nom avec horreur : Oradour.

Le tribunal s'est exilé vers les faubourgs, en direction de Pessac, dans une étroite rue facile à barrer en cas de manifestation. Son apparat s'éploie dans une petite salle minable au style oriental de bains-douches, où se casent comme ils peuvent assesseurs, juges militaires — six officiers d'active, tous anciens résistants —, le commissaire du gouvernement, ce lieutenant-colonel Gardon qui vient de requérir dans le second procès de René Hardy, la garde et les greffiers, les accusés et leurs défenseurs, trois rangs de chaises pour les familles des victimes, puis, promis aux torticolis, les journalistes et le public. Caméras et micros ont été interdits.

Dans les communiqués de presse du matin, parlementaires du Bas-Rhin et de la Haute-Vienne s'interpellent déjà, l'Association des déserteurs, évadés et incorporés de force d'Alsace (ADEIF) s'indigne qu'on aligne douze de ses compatriotes sur le même banc que les accusés allemands, et tout le Limousin affirme qu'il n'y a pour lui ni Alsaciens ni Allemands, mais des accusés : que la justice se prononce ! Elle va tenter de le faire, dans un dédale de procédures et un déchaînement de douloureuses passions. L'après-midi commence.  Le président  Nussy Saint-Saëns, un magistrat civil, conseiller à la cour d'appel de Bordeaux, pugnace et exemplaire, admirable de bout en bout, avant d'appeler « l'affaire Kahn et autres », lance tout de go : « Le véritable procès que nous jugeons ici est et demeure celui de l'hitlérisme. »

On passe à l'interrogatoire d'identité. Mais le procès n'est vraiment lancé que le vendredi 16 Janvier, après trois jours de lecture monotone des batailles de procédure qui ont conduit à son ouverture. On en arrive enfin à la lecture de l'acte d'accusation. Nussy Saint-Saëns, d'un geste, arrête le greffier et bondit de son fauteuil. « Accusés, levez-vous !» Au  lieutenant qui commande la garde : « Garde à vous ! » A la salle : « Messieurs, debout ! » L'assistance,  tendue à rompre, entend alors l'inaudible, l'interminable litanie : 642 noms d'innocents, hommes fusillés au fond du garage et des granges, femmes et enfants brûlés dans l'église, fuyards stoppés d'une rafale courte le long des haies, asphyxiés et blessés qui ne pouvaient plus se traîner, tous massacrés et consumés en trois heures d'un après-midi d'été où les SS ont exercé une vengeance sans objet et libéré la furie criminelle que le nazisme avait cultivée en eux.

Et pourquoi ? On ne le saura jamais, ni à Bordeaux ni ailleurs. La division « Das Reich », au retour du frond de l'Est où elle avait déjà perpétré quelques Oradour, est cantonnée depuis avril 1944 dans la région de Montauban. Elle y refait ses forces, s'y entraîne et y reçoit des renforts. En particulier, de jeunes Alsaciens de 17-18 ans qu'en violation du droit international, en vertu d'une ordonnance du 25 août 1942 promulguée, au nom du Führer, par le gauleiter  Wagner, les conseils de révision du Haut et du Bas-Rhin versent systématiquement non seulement dans la Wehrmacht mais directement dans la Waffen SS. Ces jeunes, déjà broyés par la Jeunesse hitlérienne ou le STO, rudement entraînés par des sous-officiers de choc qui ont appris la guerre la plus atroce à travers toute l'Europe de l'Est, souvent raillés et humiliés par les plus « aryens » de leur unité, travaillés par le désir de déserter mais déchirés à l'annonce des représailles que leur fuite ferait abattre sur leur famille, font ainsi, insensiblement, l'apprentissage de l'obéissance aveugle et de la cruauté délibérée au fil des raids dans la campagne aquitaine.

Car la « Das Reich », y compris évidemment le 1er bataillon du « Führer », s'y maintient en bonne forme, suppléant les garnisons de la Wehrmacht un peu engourdies, collaborant avec la Gestapo dans la chasse aux maquis, la prise d'otages civils et les représailles pour l'exemple : ainsi, le 21 mai 1944 à Fraissinet-le-Gélat, où le bataillon pend trois femmes et fusille dix hommes, avant que le curé du village ne parvienne par miracle à arrêter les incendiaires goguenards. Les 7 et 8 juin, la division s'ébranle, avec une double mission — révélée depuis lors par les archives allemandes — que Keitel fit connaître à son chef, le général Lammerding : faire mouvement vers le front de Normandie tout en prêtant main forte aux unités de la Wehrmacht du Sud-Ouest et du Massif Central pour nettoyer définitivement ces régions des « bandes communistes » qui y ont pris leurs aises et qui ne manqueront pas de harceler ses colonnes, quitte à « frapper durablement I'esprit des populations » et à « agir sans aucun ménagement ». Ce qui fut fait.

Empêtrée dans sa logistique, ses chars souvent stoppés par manque d'essence et de chenilles, démesurément étirée sur la Nationale 20, la division   « Das   Reich »,   vivement accrochée par les maquis FTP et l'Armée secrète, donne de fait priorité au nettoyage. Lammerding détache des unités en râteau le long du parcours : leur sillage s'ensanglante. Gourdon, Groléjac, Rouffilhac, Carlux, Peyrillac, Souillac, Noailles, Sadroc, Perpezac-le-Noir, Salon-la-Tour, Limoges, Argenton : surexcité, le 1er   bataillon est à pied d'oeuvre dans la région de Saint-Junien le 9 juin au soir. Quelques heures auparavant, le 8, des pionniers, directement supervisés par Lammerding, ont repris Tulle abandonnée par les maquis, pendu 99 otages et déporté 111 personnes. C'est à l'hôtel de la Gare de Saint-Junien, le 10 juin au matin, tandis que rôde une forte unité de maquis et qu'à la ronde les SS jouent de la crosse et de la grenade, que Dickmann, le chef du 1er bataillon, entouré par des hommes de la Gestapo de Limoges et par quatre miliciens francais, choisit le village où ses hommes pourront faire exploser, eux aussi, leur humiliation et leur rage. Mais Saint-Junien, avec ses 10 000 habitants et ses 1 800 résistants prêts à intervenir, est un trop gros morceau : Oradour, un petit bourg dont les premiers maquis sont éloignés de douze kilomètres, fera l'affaire. La préméditation ne fait aucun doute :  « ça  va barder » ; « On verra le sang couler » ; « On va voir de quoi les Alsaciens sont capables », murmurait-on déjà dans les camions qui s'élancent, surchargés d'armes automatiques et de matériel    incendiaire. Dickmann dirige personnellement la manoeuvre.

Pourquoi le choix s'est-il porté sur cet Oradour-là, qui ne peut en aucun cas être confondu avec Oradour-sur-Vayres, même par le plus stupide des officiers ? Était-ce une mesure de représailles (un maquisard avait, en effet, « cartonné » deux soldats allemands parmi les voyageurs d'un train bloqué sur la ligne Angoulême-Limoges) ? Était-ce, selon la thèse allemande officielle, dans l'affolement acharné de Dickmann pour retrouver son homologue du 3e bataillon, le commandant Kämpfe, capturé le 9 dans sa voiture de reconnaissance par le maquis et dont on vient de retrouver les papiers personnels dans une rue de Limoges ? Dickmann a-t-il jamais cru que Kämpfe pourrait être détenu à Oradour alors qu'on l'a épinglé à cinquante kilomètres de là ? Mais un autre officier SS, Gerlach, aurait resurgi dans Limoges, sans voiture, à demi nu, échappant au maquis : Dickmann, assurément, au matin du 10, est conscient du danger que la guérilla fait courir à son unité. Ce n'est pas suffisant pour expliquer le choix d'Oradour, dont les cartes de la Gestapo de Limoges — fort sûres, et établies souvent par des Français — signalent à l'évidence qu'il n'abrite ni « terroristes » ni dépôts d'armes : Dickmann ment à ses hommes en les lançant dans une chasse au résistant, tout comme il ment dans son rapport après le crime.

L'explication, hélas ! pourrait être plus simple : c'est impunément, dans un lieu sans maquis, que la SS voulut faire une opération de représailles pour l'exemple. C'est du moins ce que fit ensuite accroire le colonel du régiment, Stadler, qui aurait demandé à Lammerding de faire passer Dickmann en cour martiale. C'est ce que laissent entendre, après coup, les regrets du général Gleiniger, qui commande la garnison de Limoges, et de Rommel lui-même.

Des lampistes, à défaut des chefs

Fallait-il donc se résigner à n'invoquer que la barbarie nazie pour expliquer le crime ? Les familles d'Oradour, les associations de résistants, les organisations politiques n'en croient rien et le disent à la veille du procès. Avec elles, la France entière veut savoir et comprendre, horrifiée et parfois fascinée par la tragédie. La presse détaille, distille même des effets macabres qui ne servent pas toujours la cause des martyrs. Et les juges eux-mêmes, conscients des faiblesses de l'instruction, vont exiger des précisions : la salle d'audience est tapissée de plans et de cartes. Peine perdue pour l'essentiel. Car à Bordeaux, c'est évident, on juge, sinon des comparses, du moins des lampistes. Dickmann, le seul qui savait tout à l'époque, a été tué sur le front de Normandie. Le violent capitaine Kahn, spécialiste des explosifs, n'a pas été retrouvé : on a appris récemment que, appréhendé en 1962 en République fédérale allemande, il aurait été très mollement pressée questions. Le lieutenant Knug, blessé pendant l'incendie de l'église, est mort à Limoges. Le lieutenant Barth, celui qui allait et venait dans sa colonne en promettant du sang, et qui tint promesse, est, lui aussi, en fuite : lors de son procès à Berlin-Est en mai-juin 1983, où il sera condamné à la réclusion à vie, il s'abritera, comme tant d'autres, derrière l'obéissance aux ordres recus.

Lammerding, enfin, le bourreau de Tulle qui couvrit l'opération, manque lui aussi à l'appel. Mais il est vivant : c'est un honorable ingénieur diplômé à Düsseldorf, en zone d'occupation britannique. Sous le coup de trois mandats d'arrêt en 1947, 1948 et 1950. Condamné à mort par contumace par le même tribunal militaire de Bordeaux le 5 juillet 1951 pour l'affaire de Tulle. Toujours gaillard et parlant haut. En plein procès, quand le gouvernement français demandé de nouveau son extradition, il change de domicile avec sa famille et expédie au tribunal une lettre disculpant ses subordonnés, mais sans pousser son honneur d'officier jusqu'à se livrer lui-même. La lettre, on l'imagine, fait scandale et l'affaire Lammerding ajoute à l'émotion générale. De fait, il ne sera jamais inquiété, ni par les Britanniques qui exigent depuis 1948 des dossiers très fouillés, ni par les Allemands, malgré les rassemblements des Tullistes, en 1954, 1960, 1970 et les pressions continuelles des élus limousins : il meurt dans son lit en 1971 et sa tombe est fleurie par ses 200 plus fidèles camarades de combat, tous « contumaces ».

Puisque les chefs sont défaillants, on se contentera donc du fretin, laborieusement identifié depuis 1944 par les commissions rogatoires, dans les camps de prisonniers, puis en France, en Allemagne et jusqu'au Canada. 65 survivants de la sinistre compagnie (qui comptait 120 hommes : les autres sont tombés en Normandie ou dans les Ardennes) ont été ainsi couchés sur l'acte d'accusation. 44 sont juges par contumace ; restent 21 visages face à leurs juges. Hasard ou paradoxe affreux, il s'agit de 7 Allemands et de 14 Français.

Pour l'opinion qui réclame « le châtiment des coupables » et dont l'ardeur est attisée par les associations limousines, les arguties juridiques ne pèsent guère. Elles jouent toutefois leur rôle dans le crescendo du drame national qui se noue a Bordeaux. Pour les Allemands, l'adjudant Lenz, un sergent, un caporal et quatre 2e classe, tous emprisonnés depuis 1945 (un huitième a été remis aux psychiatres et sera acquitté), l'ordonnance du 28 août 1944 qui vise les militaires étrangers est applicable : elle a modifié pour les crimes de guerre notre code militaire qui stipulait qu'un subordonné ne pouvait être puni pour l'exécution d'un ordre, fut-il criminel. Pour deux Alsaciens engagés volontaires dans la Wehrmacht, le sergent Boos et le soldat Graff, emprisonnés eux aussi, les attendus sont plus complexes : l'un et I'autre ont été jugés en 1946, le jugement cassé et leurs affaires ont connu onze rebondissements.

C'est pour les douze Alsaciens incorporés de force dans les SS que tout favorise l'indignation. Nés pour la plupart en 1926, ils ont tragiquement « fêté » leurs dix-huit ans en 1944. Six d'entre eux ont déserté en Normandie et ont sans crainte vidé leur sac devant les officiers de renseignement alliés : c'est même par eux que Londres apprit les détails d'Oradour. Tel passe aux FFI, tel autre chez de Lattre, puis combat en Allemagne et même en Indochine. Entendus comme témoins, puisque nulle disposition légale ne permet alors de les poursuivre, ils ont bénéficié d'un non-lieu, généralement en 1948. Libres, ils rentrent en Alsace, s'y marient, y ont des enfants, retrouvent leur métier : maçon, facteur, cultivateur ou employé.

Ils sont pourtant là, à Bordeaux, débarqués de leur train, portés par l'affection des leurs, entourés des meilleurs avocats, leur cause solidement prise en charge par l'ADEIF (Association des déserteurs, évadés et incorporés de force d'Alsace), qui a pourtant bien tardé depuis cinq ans à avertir l'opinion d'outre-Vosges. Car la justice les a arrachés à cette vie nouvelle qu'ils tentaient de bâtir, en vertu d'une loi du 15 septembre 1948, qui complétait l'ordonnance de 1944 en créant la notion de « responsabilité collective » pour les crimes de guerre. Les voici, Allemands et  Alsaciens, passibles d'un jugement commun, malgré les recours : en août 1950, la cour de cassation a refusé de disjoindre les cas. Étrange, cette loi ! Votée à la sauvette dans un hémicycle peu garni, aux premières heures d'un gouvernement dirigé par le Limousin Henri Queuille, adoptée à l'unanimité malgré les scrupules juridique de quelques rares   parlementaires, scrupules balayés dans la confusion, mais solidement repris dans la presse.

Loi  trop  clémente,  dit  aussitôt l'Association   des   familles   d'Oradour, mobilisée par son bouillant président Brouillaud et le sénateur Charlet, ancien bâtonnier de Limoges. Loi qui pourtant viole par deux fois les régies du droit français : elle est à effet rétroactif et elle exige que les accusés fassent eux-mêmes la preuve de leur non-culpabilité. A la suivre, après les attendus de Nuremberg, tous les membres d'un groupe SS sont considérés comme co-auteurs de crimes de guerre. Certes, sur  instruction du gouvernement, l'accusation à Bordeaux ne songe pas à recourir à cette loi contestée, à laquelle le président Saint-Saëns oppose le bon vieux Code pénal. Mais en Alsace, l'ADEIF mobilise.

« Vous faisiez du tourisme ? »

Après un long exposé de cet embrouillamini  juridique, la cour s'attache sagement à faire préciser la responsabilité personnelle de chaque accusé, fouillant dans un dossier d'instruction boursouflé et incohérent, où s'empilent depuis huit ans déclarations contradictoires et arrêts touffus. Interrompant les témoins, provoquant les impassibles, fouailleur et rusé, patriote indigné n'oubliant pas le juriste, Nussy Saint-Saëns tour à tour se résigne et s'insurge. Car, c'est clair, les accusés cultivent l'apathie la plus attristante, l'amnésie la plus délibérée. Les Allemands jouent avec succès les abrutis disciplinés, les Alsaciens serrés de près par leurs avocats récitent des leçons bien apprises, l'émotion et le remords se font rares et l'on oscille souvent entre le sournois et le trivial. On tapote des cartes à coups de baguette, on disserte sur les grenades, on exhibe des armes, on se roule dans l'anecdote et les petites aigreurs : une chambrée en campagne ou une conférence d'état-major. Où étiez-vous parfois, âmes d'Oradour ? soupire la presse.

Voici l'adjudant Lenz, un minus, la risée de sa compagnie, un obscur rampant de la Luftwaffe qui a gagné ses galons à force d'entêtement ; un convaincu, semble-t-il,   que l'on avait repéré partout ce jour-là, fusillant au garage Desourteaux, faisant entasser des fagots sur les corps palpitants, jetant sans doute des grenades dans I'église et finissant l'après-midi juché en guetteur sur un arbre et y faisant vraisemblablement quelques cartons ! Hélas, il a tout oublié, quasiment tout... Défilent un sergent-infirmier, un caporal ancien vacher du Hanovre qui s'était déjà illustré dans le Lot, un serveur de mitrailleuse qui ne sait plus où il a visé, un balourd entré à dix-sept ans à Prague dans la SS, qui consent à dire que les bidons d'essence ont peut-être servi à incendier : moyens, très moyens, ces jeunes nazis dépassés par leur crime.

Voici Boos, qui avait alors vingt et un ans, un gars de Saverne engagé volontaire à dix-huit ans, un « dur » sous sa fine moustache, Croix de fer gagnée en Russie. II sent la haine que lui portent les autres Alsaciens, il en dénonce quelques-uns, il conte les fables officielles sur les « armes cachées », il ne bronche pas face à l'étouffoir à  braise du  boulanger d'où l'on retira l'innommable. Un nazi, sans aucun doute, qu'on suit partout, retournant les cadavres sous la botte, donnant les coups de grâce. Puis Graff, qui, lui, a tout avoué, regretté, plus volubile derrière le bandeau noir de son oeil perdu. Enfant naturel, apprenti serrurier, il s'engage après le STO (Service du travail obligatoire), à tout hasard. Son repentir est salué par le président, mais le brave bougre qui sauva un cafetier vers Montauban a bien patrouillé hors du village, exécutant froidement Octavie, une Lorraine réfugiée. Atroce monotonie des autres Alsaciens, qui ont participé à tout, bien sûr, souvent rameutés par leurs sous-offs, tous capables du pire et parfois lâchant un sursaut d'humanité. Celui-ci, « si perméable à la propagande », dont l'oncle est mort à Schirmeck et le frère en Russie, qui récite sa leçon. L'ancien petit télégraphiste de Strasbourg qui brisa en 1941 la vitrine du photographe officiel de Hitler mais qui mit le feu à l'église et rendit à regret le soir même, à Dickmann, les bijoux volés dans les armoires. Le maladroit qui s'est fait blesser par un camarade, a « pleuré comme un enfant » et a rejoint les FFI du Pas-de-Calais. Celui qui avait surtout hâte de détacher les vaches de l'étable en feu, qui s'est rendu aux Canadiens et fut employé de la Sûreté à Saïgon, celui qui avoue avoir perdu « la tranquillité de sa vie », celui...

Quoi qu'ils disent, ils en furent tous, peu ou prou, indistincts, malgré leurs habiletés sur commande et leur impassibilité dont on ne saura pas si elle est affectée, machines à tuer qui surent aussi à l'occasion détourner une jeune fille qui s'approchait du village ou épargner un gosse. Assommés, inquiets, murés dans leur mémoire. Epaves aujourd'hui, pères tranquilles depuis longtemps écrasés sous leur responsabilité, mais ce jour-là sans pitié, comme tous les autres. Nussy Saint-Saëns ne supporte pas cette apathie. Un jour, il lance à l'un d'eux : «AIors, vous faisiez du tourisme ? »

« Tous les memes »

L'émotion, insoutenable, vint avec les dépositions des rares rescapés, auxquels le président ne lâche pas la bride, prêt à saisir un fait dans leur bouche pour démasquer un accusé. Attablés derrière un micro, ils dévident le lamento. M. Broussaudier, qui descendait ce samedi-là chez le coiffeur sur son beau vélo neuf, un miraculé de la grange Laudy : « Ils étaient tous là, le cou entouré de rubans de chargeurs. Ils examinaient leurs armes et ils rigolaient. » M. Darthoux, à la voix triste et sans haine, lui qui fut raflé par une patrouille, mené au champ de foire, sauvé dans la même grange Laudy par le cadavre qui s'écroula sur lui : « Ils faisaient cela calmement, froidement, en discutant entre eux. Je les ai vus, tous tant qu'ils étaient, aussi hargneux. Aucune différence entre les Alsaciens et les Allemands. Ce jour-là ils étaient tous les mêmes. Ils faisaient tous leur travail. C'est tout. » M. Brissaud, un de ceux qui débarquent innocemment du tramway de Limoges vers 19 h et que les SS gardent à vue en attendant que tout soit consumé, tout en buvant du lait à pleines louches et en se gavant de rillettes. II erre, un des premiers, à l'aube dans les ruines, à la recherche de son fils. II voit tout, somnambule écrasé de douleur, jusqu'à ce bord de la Glane avec deux sabots, un petit béret et les taches de sang. Et M. Demery qui rencontra dans un village voisin un SS qui lui raconte le massacre avec des larmes dans les yeux.

Bouleversants, enfin, les deux témoins les plus sacrés. Le jeune Roger Godfrin, un petit poil de carotte qui avait alors huit ans, un Lorrain expulsé de son village de Moselle, Charly, avec tous les siens. Comme ses soeurs, il est à l'école des réfugiés, bâtie un peu à l'écart, puis avec tous les autres enfants d'Oradour qui ce jour-là attendent la visite du médecin scolaire. D'instinct, sans pouvoir convaincre ses soeurs qui appellent leur mère, il décide de fuir dès qu'il voit les SS : traqué comme un lapin, en mille péripéties, il leur échappe. Toute sa famille a disparu. Tous ses copains. Quarante-quatre Lorrains de tous âges, réfugiés dans ce village sans histoire, avaient rendez-vous une dernière fois avec le nazisme : Charly, là-bas, est devenu Charly-Oradour et on n'y est pas près de faire des distinctions entre Allemands et Alsaciens. Mme Rouffanche, la seule survivante de l'enfer de l'église, dans ses voiles de deuil, chaussant ses lunettes pour mieux situer sur la carte l'emplacement des bourreaux : elle conte cet indicible qui sépara les mères de leurs enfants, les piétinements, l'arrivée de la caisse d'explosifs qui cracha sa fumée, l'entrée des enfants des écoles en rangs bien sages. Elle a avisé cet escabeau qui servait pour disposer les fleurs, elle a sauté à travers un vitrail et, par miracle... Ici, spontanément, un seul accusé crut devoir exprimer publiquement sa honte.

Qu'il avait raison M. Levignac, qui avait lancé dans un détour de sa déposition : « Je souhaite que leurs remords soient aussi grands que ma douleur ! »

A ce degré d'émotion, le procès échappé aux juges et aux codes. C'est l'impératif moral et le sacré qui traversent toute sentence. Le 18 juin 1944 déjà, dans son sermon devant les restes des victimes, le pasteur Chaudier, qui animera le Comité départemental de libération à Limoges, avait cité  Jérémie : « L'épouvante est partout, dit l'Eternel. » La responsabilité collective peut-elle dispenser l'individu d'avoir à choisir dramatiquement sa liberté de vivre ou de mourir ? Même pour les bourreaux, surtout pour les bourreaux, il est des circonstances où il faut se conduire en héros pour rester homme, où le sacrifice s'impose quand la lâcheté répugne à la désobeissance.

Scandale métaphysique du massacre des innocents, héroïsme nécessaire et impossible : la salle de Bordeaux chavire. Ravage d'émotion sous sa faconde de Gascon, Nussy Saint-Saëns s'accroche à son Code comme à une bouée. Dans son réquisitoire, le lieutenant-colonel Gardon s'en tiendra aux faits irréfutables et à l'évidence la moins déraisonnable : « Tous ont communié dans le crime. » Volontaires ou non, ils ont du sang sur les mains. Distinguer Allemands et Alsaciens reviendrait à dire « qu'il n'y a eu ni population exterminée ni village anéanti». Mais les avocats des Alsaciens auront beau jeu en posant la seule question dont chacun se détourne : « Qu'auriez-vous fait à leur place ? » Est-elle si pure et si juste, cette société qui prétend devoir imposer l'héroïsme à tous ses fils ? Regardez-les, concluent-ils, ils n'ont pas à l'évidence l'étoffe des héros, ils sont posés là, dans leur lamentable humanité, et ils n'ont pour vivre que cela.

L'ampleur des enjeux moraux, l'insoutenable regard qu'on jette à travers lui sur l'homme auraient suffi à toucher chaque Français qui se tint au courant du procès. Mais si le drame s'exprima si violemment au-delà du prétoire, n'était-ce pas aussi parce qu'il ravivait trop de plaies ? Oradour fait saigner les mémoires, provoque les groupes et mobilise les réflexes de survie collective. Ni le procès des SS criminels de Villeneuve-d'Ascq à l'été 1949, ni même celui des pendeurs de Tulle, des hommes de la division « Das Reich » pourtant, à l'été 1951, n'avaient autant franchi les bornes géographiques de leur propre douleur. Celui d'Oradour est exemplaire parce qu'il oppose, mémoire contre mémoire, deux provinces françaises et qu'il cristallise en quelques semaines   d'intense débat national l'angoisse que chaque Français ressent et voudrait tant se dissimuler : après cinq années de guerre étrangère, de guerre idéologique et de guerre civile, pourquoi et quel prix avons-nous eu le courage de sécher nos larmes et de faire vivre ensemble ce pays ? Dans la Reconstruction qui s'achève, la mémoire collective découvre qu'elle vit d'oublis.

Les circonstances de l'heure, il est vrai, portaient d'elles-mêmes à la méditation. Ou êtes-vous, espoirs de 1945 ? L'Amérique des libérateurs électrocutera les Rosenberg. L'URSS, toujours tenue par un Staline moribond, revèle l'ampleur de son antisémitisme, l'horreur de ses camps, et préfabriqué le « complot des blouses blanches » après avoir abondamment pourvu les bourreaux des jeunes démocraties populaires. La France elle-même, dit bien haut un Mauriac, n'a pas les mains si pures dans ses culs-de-basse-fosse d'Indochine, de Madagascar ou du Maroc, quand elle ne persécute pas ses  objecteurs  de  conscience. La Résistance n'est plus à l'ordre du jour, semble-t-il, dans les plus hautes instances du « Parti des fusilles » qui élimine ses Marty, ses Tillon et ses Guingouin. Et la guerre rôde toujours, quand s'ouvre, dans ce même mois de Janvier 1953, le procès des « gardiens » du camp alsacien de Schirmeck et que la presse découvre 1'affaire des enfants Finaly arrachés par  leur   famille  d'Israël   à  leurs parents adoptifs de France. Enfin, et surtout, les enjeux de la Communauté européenne de défense réactivent déjà la bataille du souvenir.

Que s'ouvrent le 10 février 1953 les frontières des Six au charbon et au fer communs dans le cadre de la CECA, soit. Mais la proposition de faire une armée européenne, lancée par René Pleven en 1950 dans un contexte de guerre froide, ne réveillera-t-elle pas les vieux démons militaristes outre-Rhin ? La presse s'emplit d'inquiétudes sur les revanchards allemands et les chances d'une nouvelle Wehrmacht, tandis qu'on découvre en République fédérale des complots néo-nazis et qu'Adenauer constate que le procès de Bordeaux va réveiller tous les vieux démons et rendre moins crédible la jeune démocratic de Bonn. De fait, tous les sondages de l'IFOP montrent dans l'hiver 1953, et fort avant en 1954, qu'une écrasante majorité de Français non seulement n'ont pas oublié les crimes des Allemands en 1939-1945 mais qu'ils les croient capables de récidiver. L'indignation nationale eut donc pu s'exprimer à bon compte dans l'affaire de Bordeaux. S'il n'y avait pas eu douze Alsaciens au banc des accusés...

D'entrée, la mémoire limousine doit non seulement plaider I'impossible oubli mais enchâsser le drame d'Oradour dans la longue chaîne des crimes nazis, avec tous les risques de la répétition et de la monotonie, les années passant, dans la dénonciation : après des dizaines de procès depuis 1945 et près de 500 condamnations à mort de criminels de guerre (dont, il est vrai, 400 environ par contumace), tout n'a-t-il pas été dit ? Pour elle, l'exemplarité d'Oradour, dans l'ampleur du crime comme dans la lenteur de la justice à le pourchasser et à le charter, c'est d'offrir au monde, comme à Tulle, la quintessence de la barbarie nazie. Sur ce point, la solidarité limousine sera sans faille. Or, à l'évidence, la présence des Alsaciens affaiblit cette accusation par l'exemple. Toutefois — et ici, inévitablement, I'affaire s'est politisée, au sens le plus noble du terme —, le contexte de 1953, avec la querelle de la CED, lui permet une efficace contre-attaque.

Sans doute seul le parti communiste, très isolé dans son stalinisme de guerre froide, mais si puissant alors en Limousin (le maire d'Oradour lui-même est communiste et l'Association des familles des martyrs n'est pas insensible à certains de ses arguments), ira jusqu'à oser faire l'amalgame systématique entre les bourreaux d'Oradour, les revanchards de Bonn et parfois même le gouvernement pro-européen de René Mayer (« ce grand commis de la Banque Rothschild »), d'autant qu'y siège un « ancien Vichyste   assassin de patriotes », André Boutemy. Mais tout argumentaire sur la reconstitution d'une « Internationale noire » en Allemagne, tout rappel de la farouche « vocation européenne » de l'hitlérisme et de la SS, tout amalgame de ces craintes avec les « manoeuvres » des ennemis intérieurs de la Résistance qui tiennent enfin leur revanche,  sont  possibles : la  SFIO, le MRP parfois, les Associations nationales de résistants et de déportés, peuvent tour à tour ou simultanément les faire leurs. Dans cette logique, les Alsaciens ne peuvent pas avoir droit d'intrusion. Toutefois, et cette précision est capitale, c'est à l'honneur des défenseurs de la mémoire d'Oradour de n'avoir pas suivi tous les renforts qui s'offraient. Pour l'essentiel, ils ont su témoigner dans une exceptionnelle dignité en posant une seule question. Pourquoi tant de pèlerins affluent-ils à Oradour ? Pourquoi les plus hautes autorités du pays, un de Gaulle et un Auriol, s'y sont-ils recueillis en promettant que justice sera faite ? Pourquoi les ruines du village sont-elles sanctuaire national ?

En Alsace, par contre, toute l'argumentation repose sur le martyre spécifique de la province. Sera-t-elle une troisième fois abandonnée à Bordeaux en 1953, comme en 1871 et en 1940 ? Et sa douleur propre est-elle assimilable à l'affliction nationale ? Dès le 18 Janvier, des manifestations y sont organisées par l'ADEIF, soutenue par les élus. Seuls les communistes se sont d'eux-mêmes exclus de la protestation, et ils le paieront cher, prenant le risque d'éveiller de nouvelles interrogations sur la politique alsacienne de leur parti avant 1939. Mais se combinent assez bien dans l'unanimité potentielle de la révolte les fidélités MRP de la province, au nom de l'Europe à construire, et la force qu'y représente le gaullisme, malgré la décomposition du RPF, au nom de la Résistance. L'argumentaire est simple : enchaîner les accusés alsaciens aux Allemands à Bordeaux revient à lier l'Alsace à ses bourreaux nazis. Une douleur qui résiste à toute logique démonstrative tente dès lors d'appeler à leur secours, pêle-mêle, les résistants, les évadés, les internes des camps du Struthof et de Schirmeck, les anciens de la 2e DB et de l'armée de Lattre et les 130 000 « malgré nous » sous uniforme allemand, dont 40 000 ne revinrent pas du front de l'Est et des batailles de 1944-1945. On n'hésite pas même à comptabiliser les milliers de « suppliciés » d'Alsace face aux 642 « suppliciés » d'Oradour.

Cette mobilisation toutefois ne fait pas l'unanimité. Elle n'est guère suivie en Moselle, où l'épreuve de l'expulsion fut si massive et où veille Charly-Oradour. Sa Fédération des insoumis s'interroge : « Pourquoi, dans une région hospitalière truffée de maquis, [les accusés] ont cru devoir rester dans des unités de criminels SS alors que rien ne les empêchait de déserter ? » Tous les anciens combattants lorrains refusent leur assimilation aux « douze » de Bordeaux, et à l'Assemblée nationale, Raymond Mondon, député-maire de Metz, refuse fermement de confondre les accusés de Bordeaux avec tous les « malgré nous ». La francophonie, c'est clair, est une barrière solide. D'autant qu'en Alsace même, sur fond de revendications linguistiques quasi permanentes,   semble se réveiller le vieux démon de l'autonomisme : profitant de l'agitation, bien décidé à pêcher en eau trouble, fait surface un nostalgique « Mouvement populaire alsacien ». Les très patriotes parlementaires alsaciens, qui ont quelque regret d'avoir voté sans broncher la loi de 1948, qui veulent peut-être aussi se faire pardonner d'avoir tant tardé à avertir l'opinion, s'empressent d'en conclure qu'il faut donner satisfaction à l'Alsace pour mieux l'affermir dans l'indivisibilité de la République.

Nonobstant les clivages entre générations (vivent encore en Alsace des vieilles gens qui ont connu cinq statuts nationaux !), les antagonismes entre l'Alsace et la Lorraine et les fortes nuances qu'il faudrait relever entre un Bas-Rhin plus mesuré et un Haut-Rhin conservatoire d'identité, la force de l'offensive de l'Alsace souffrante tient au bout du compte à la simplicité de son drame séculaire. La France entière ne peut pas être insensible au cri de cette mémoire blessée. L'Alsace devra-t-elle toujours donner ? N'a-t-elle pas assez souffert ? Faudra-t-il toujours l'expliquer à la France ? Dans cet appel au trait d'union, le ralliement à la cause des accusés alsaciens des anciens de la célèbre brigade Alsace-Lorraine de Malraux, formée et combattant en Limousin, y harcelant la division « Das Reich », rassemblant tant d'enfants de l'Est pour I'honneur de la France, a pris valeur de symbole.

La cause alsacienne remporte très vite un premier succès. Une habile et pugnace pression de ses élus, menés par Pierre Pflimlin et le général Koenig, a conduit le Parlement à modifier la loi de 1948. Tout s'est joué lors du débat à I'Assemblée national le 28 Janvier 1953, où tous les groupes, à l'exception des communistes, avaient laissé liberté de vote à leurs membres : au nom de la paix publique, par 372 voix contre 179, est adopté un amendement Massot qui vide la loi de 1948 de son contenu. Le législateur a colmaté la brèche : le procès continue, mais Allemands et Alsaciens auront à connaître réquisitoires et verdicts distincts. Aussitôt, le Limousin n'entend pas encaisser le coup sans répliquer. A Limoges, le 4 février, 40 000 personnes défilent devant un catafalque où s'inscrit : « Les douze SS originaires d'Alsace et jugés à Bordeaux ne sont pas des Alsaciens mais des assassins. » A Bordeaux, M. Brouillaud, au nom des victimes d'Oradour, manque de se faire expulser quand il crie : « L 'Assemblée a approuvé le massacre d'Oradour. Nous sommes profondément écoeurés. »

La raison d'Etat

Le tribunal, lui, n'a pas bronché et n'a pas fait mine de s'offenser de cette intervention du législatif sur le judiciaire. Toujours armé de son seul Code pénal, Nussy Saint-Saëns achève sa quête de la vérité minutieuse, plus carré encore, plus ferme et vigilant même. Le 13 février, dans la nuit, après une épuisante délibération où bien des sentences ont été arrachées à de faibles majorités, le tribunal rend ses deux verdicts. Comme on pouvait s'y attendre, les deux grades, Lenz et Boos, l'Allemand et l'Alsacien, sont condamnés à mort. Pour les six Allemands, un acquittement et des peines de dix à douze ans de travaux forcés et de un à dix ans de prison. Pour les onze Alsaciens, cinq à huit ans de travaux forcés ou de prison. Quarante-deux autres peines sont prononcées par contumace contre les Allemands en fuite.

A l'annonce de ce jugement, amplement répercuté par tous les média du pays, c'est le raz-de-marée. Monuments aux morts voilés de crêpe noir, drapeaux en berne sur les édifices publics, grèves administratives, protestations des maires et des parlementaires, associations sur pied de guerre, presse en émoi, maîtres d'école   mobilisés, manifestations populaires massives : pour des raisons diamétralement opposées, mais avec une redoutable symétrie, le Limousin et l'Alsace se sont dressés, convulsés, sourds aux injonctions de leurs préfets, touchés au coeur. La crise nationale est ouverte : signe troublant, qui montre l'ampleur civique du malaise, un parlementaire invoque l'ombre de Dreyfus. Plus troublante encore, la montée en chaire des rabbins, des pasteurs et des évêques qui en appellent à Dieu dans chaque camp.

Intervient alors ce qu'on nomme trop rarement le jugement d'honneur du politique. De drames individuels en martyres collectifs, de pressions banales sur le pouvoir en rassemblement par l'association des énergies sociales, de cris de souffrance en saccages orchestres d'une mémoire commune, le pays glissait vers l'affrontement le plus rude et le plus ravageur : la mise en cause de son identité. Le gouvernement Mayer, par ailleurs si conteste et parfois si médiocre, sut le comprendre et assuma sa responsabilité. Face aux communistes qui, dans L'Humanité, invoquent « les Oradour qui flambent tous les jours sous le napalm en Corée et au Vietnam » pour condamner « une sentence "européenne" de pardon général ». Face à la presse allemande de l'Ouest, quasiment satisfaite. Face à de Gaulle qui a « partagé la douleur irritée des Alsaciens » mais accuserait peut-être le « système » d'avoir contribué à dresser ces Français désunis les uns contre les autres. Face aux Limousins indignes par la légèreté des peines. Face aux Alsaciens qui s'estiment trahis.

Rarement l'impératif de la raison d'État put s'appliquer à cause aussi exemplaire. Dès le 17 février, René Mayer adresse un solennel appel à l'union nationale. Le lendemain, au jour même de la rentrée parlementaire, le gouvernement reprend toutes les interpellations qu'il a reçues et met en discussion un projet de loi d'amnistie pour les Alsaciens condamnés, signé par Maurice Violette. Dans un débat qui fait honneur à ce Parlement de la IVe Republique si souvent décrié, passe un souffle de grandeur. Certes, la guerre froide et la CED n'en sont pas absentes, et les orateurs communistes y déploient leur agressivité verbale. Mais les élus d'Alsace s'abstiennent volontairement, l'opposition des élus limousins et d'une bonne part des socialistes est formulée avec une particulière gravité et, au bout de la discussion, devant un Conseil de la République dont la commission des lois refusait la proposition, c'est la voix d'Yvon Jézéquel, aveugle de guerre, qui l'emporte dans ce souffle : « II faut pardonner. » Le vote divise tous les partis, sauf les communistes. II est libre, à la hauteur de l'enjeu. II est acquis par 318 voix contre 211 et 83 abstentions : les douze condamnés alsaciens sont amnistiés. Le 21, ils quittent leur prison de Bordeaux et l'Alsace saura prendre assez sur elle-même pour les accueillir avec une joie discrète. Déjà, le maire d'Oradour a renvoyé au préfet de la Haute-Vienne la Croix de guerre remise à sa cité, tant est forte « l'insulte à nos martyrs ».

En Alsace, les esprits s'apaiseront. En Limousin aussi, beaucoup moins vite. Aucun des condamnés restés sous les verrous n'a purgé sa peine. Mais la communauté française moins que jamais n'a été un vain mot. Fallait-il enregistrer la balance des forces, une province aux dizaines de milliers de jeunes victimes de l'enrôlement pesant plus lourd que quelques villages massacrés ? Fallait-il, comme l'a noté un député de la Haute-Vienne, « sacrifier une province qui, elle, ne présente aucune menace d'autonomie » ? Rene Pleven, le Breton de Londres, a su trouver les mots qui rendaient crédible cette raison d'Etat : « Une telle douleur ne se raisonne pas [...]. Il n'est qu'un moyen d'y porter remède et ce moyen, ce ne peut être qu'un grand geste de tendresse pour ces centaines de milliers d'hommes et de femmes qui ont versé tant de larmes, qui ont connu tant d'humiliations et qui les ont subies pour nous tous, je dirais presque à cause de nous tous parce qu'en 1940 nous n'avons pas eté capables de vaincre. »

Sur fond de débâcle, la douleur de l'Alsace. Sur fond d'espoir libéré, l'incendie d'Oradour. Sur fond de France nouvelle, Oradour a dû faire, contre son gré, un second sacrifice, celui de sa justice. Oradour n'aura plus que ses larmes. Longtemps, à l'entrée du village qui boycottera les touristes alsaciens, deux panneaux feront lire deux listes vengeresses, celle des parlementaires qui ont voté l'amnistie, et celle des amnistiés : « Les monstres sont en liberté. » Dans l'enclos du village assassiné qu'on fait visiter aux enfants des écoles, se dressent deux monuments. L'un, élevé par l'État en hommage national, vide. Dans l'autre, Oradour a recueilli à ses frais les cendres de ses morts. Le lieutenant-colonel Gardon, à Bordeaux, avait décidément fait la seule citation qui, là-bas, s'imposera toujours. Celle du Richard III de Shakespeare, quand le duc de Gloucester, couvert du sang du roi, supplie la reine : « Dites que je ne I'ai pas tué ! » et que la reine répond : « Dites qu'il n'est pas mort. » 


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