Cristina Kirchner n’a pas réussi à éteindre l’incendie allumé par la mort suspecte, le 18 janvier à Buenos Aires, du procureur Alberto Nisman. L’annonce, par la présidente argentine, de sa volonté de dissoudre le Secrétariat au renseignement (SI), le principal service de renseignement du pays, qui doit être remplacé par une Agence fédérale d’intelligence, a été durement critiquée mardi par l’opposition.
Le jour de sa mort, le procureur Nisman devait témoigner devant les parlementaires réunis à huis clos sur les obstructions supposées de Mme Kirchner à l’enquête sur l’attentat antisémite du 18 juillet 1994 contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA), qui avait coûté la vie à 84 personnes. L’attentat est attribué par la justice argentine au Hezbollah libanais et à la République islamique d’Iran. Mme Kirchner est soupçonnée d’avoir voulu couvrir l’Iran pour décrocher des contrats commerciaux.
Sur les réseaux sociaux, Mme Kirchner avait affirmé dans un premier temps, qu’il s’agissait d’un suicide, mais, deux jours plus tard, s’était déclarée convaincue qu’il s’agissait d’un assassinat. La présidente argentine a dénoncé un complot, qui serait orchestré par une partie de la justice et des services secrets, des groupes économiques et les médias d’opposition. Elle a qualifié « de château de cartes » les accusations du procureur Nisman, qui aurait été selon elle « manipulé puis sacrifié par d’anciens agents des services secrets ».
L’ancien chef de la SI, Jaime Stiusso, que Mme Kirchner avait limogé en décembre, garde le silence. On ignore s’il est en Argentine ou s’il a quitté le pays. Il était le principal informateur du procureur Nisman et l’aurait averti qu’on allait le tuer. L’ex-femme de Nisman, la juge fédérale Sandra Arroyo Salgado, a catégoriquement rejeté la thèse du suicide, rappelant que son ex-mari avait reçu beaucoup de menaces de mort. Le magistrat avait confié à des députés de l’opposition « avoir été trahi par un agent secret » ajoutant que « cela pourrait lui coûter la vie ».
« Aucune autocritique »
Le projet de dissolution du SI devrait être débattu la semaine prochaine au Congrès, où le parti péroniste au pouvoir détient la majorité. Le chef de l’Union civique radicale (UCR), Ernesto Sanz, a jugé inopportun de discuter de ce projet maintenant, à seulement neuf mois de la présidentielle d’octobre, à laquelle la Constitution n’autorise pas Mme Kirchner de se représenter pour un troisième mandat consécutif. M. Sanz estime que ce sera au prochain gouvernement de décider.
« Cela ne sert à rien que Cristina apparaisse à la télévision pour exposer ses théories », a lancé le maire de droite de Buenos Aires, Mauricio Macri, candidat à la prochaine présidentielle. « Le SI ne va pas changer avec un simple changement de nom », a-t-il ajouté, priant Mme Kirchner « d’arrêter de se présenter comme une victime ».
Le gouvernement cherche à « politiser encore plus » les services de renseignement, juge Clarin, le principal quotidien argentin. Le quotidien La Nacion (conservateur) reproche à Mme Kirchner de parler « sans faire aucune autocritique, sans preuves et sans présenter de condoléances » à la famille Nisman.
Contrairement à ses traditionnelles apparitions à la télévision, dans son bureau présidentiel, Cristina Kirchner est apparue, lundi, dans un espace réduit et dépouillé, faisant penser à une chambre d’hôpital, assise dans un fauteuil roulant, pantalon et blouse blancs, une botte orthopédique à sa cheville gauche, à la suite d’une fracture. Depuis la mort de Nisman, elle est enfermée dans la résidence présidentielle d’Olivos, dans la banlieue de la capitale, entourée d’un cercle intime de conseillers, dont son fils Maximo Kirchner.
« On ne peut d’aucune manière associer la présidente à des pactes avec des terroristes », a affirmé le gouverneur de la province de Buenos Aires, Daniel Scioli, qui devrait être le candidat péroniste à la présidence, faisant allusion aux accusations du procureur Nisman.
Témoignages contradictoires
Dans la canicule de l’été austral, les Argentins suivent avec stupeur et inquiétude les rebondissements d’une affaire d’Etat, qui met à nu la fragilité des institutions, et offre tous les ingrédients d’un roman d’espionnage. Les deux principales entités juives argentines, l’AMIA et la Délégation d’associations israélites argentines (DAIA) ont exigé une enquête sur « les causes véritables de la mort de Nisman ».
Car l’enquête piétine. On ne sait toujours pas si Alberto Nisman s’est suicidé ou s’il a été assassiné. Il disposait de dix gardes du corps, membres de la police fédérale. Deux d’entre eux, chargés de sa surveillance au moment de sa mort, ont été limogés, le 27 janvier, après avoir fourni des témoignages contradictoires. Le premier journaliste à avoir fait état de la mort du procureur Nisman a quitté l’Argentine pour se réfugier en Israël car il dit craindre pour sa vie. « Je pars parce que ma vie est en danger », a affirmé Damian Pachter, journaliste au Buenos Aires Herald.
La seule personne mise en cause par la justice est pour l’instant un informaticien de 35 ans, Diego Lagomarsino, collaborateur de Nisman, qui est accusé d’avoir prêté au magistrat, la veille de sa mort, son arme personnelle, ce qui constitue un délit. D’après les investigations, il est la dernière personne à avoir vu Alberto Nisman en vie.
L’histoire récente de l’Argentine est ponctuée de morts douteuses, aux allures mafieuses, jamais éclaircies, qui confortent dans l’esprit des citoyens un sentiment d’impunité. Plus de vingt ans après, les attentats antisémites contre l’ambassade d’Israël en 1992, puis deux ans plus tard contre l’AMIA, n’ont toujours pas été élucidés. Plus de 70 % des Argentins ne croient pas au suicide de Nisman.