Quantcast
Channel: Mémoires de Guerre
Viewing all articles
Browse latest Browse all 30791

J'ai été déportée à Auschwitz : la moindre imperfection conduisait à la chambre à gaz

$
0
0

LE PLUS. Il y a 70 ans, le 27 janvier 1945 le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau était libéré par l’Armée rouge. Plus d’1,1 million de déportés y sont morts. En avril 1944, Ginette Kolinka a 19 ans lorsqu’elle arrive dans ce camp. Elle y restera huit mois. Seule rescapée de sa famille, elle n’a jamais oublié ce qu’elle y a vécu.

Sur l'entrée du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau, il est écrit "Arbeit macht frei" ("Le travail rend libre")

Sur l'entrée du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau, il est écrit "Arbeit macht frei" ("Le travail rend libre")

Comme le reste de ma famille, je suis juive. Si je suis allée au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, c’est parce que j’ai été dénoncée. Je n’ai jamais su par qui.

Nous étions en mars 1944. J’avais alors 19 ans et j’habitais avec le reste de ma famille à Avignon.

Le 13 mars 1944, les nazis sont venus chez nous pour nous arrêter. Mon père, mon petit frère de 12 ans, mon neveu de 14 ans et moi-même avons été priés de les suivre.

Ma mère était dans la chambre à l'étage, malade, les officiers se sont contentés des personnes qu’ils avaient sous la main. Je n’ai jamais su pourquoi ils ne sont pas montés. 

Je suis partie pour "perpète" le 16 avril 1944

Nous avons été amenés à la prison d’Avignon, puis on nous a envoyé à la prison des Baumettes à Marseille jusqu’au 30 mars 1944. C’est finalement dans un train-voyageur, en 3e classe, que nous avons rejoint Paris, puis Drancy.

Nous y sommes restés deux semaines, avant le grand départ, pour un endroit que les gens du camp de Drancy surnommaient "Pitchipoï". Je n’ai su que plus tard la signification de ce mot : "perpète". On a donc rejoint "perpète" le 16 avril 1944.

Je croyais, naïvement, que j’allais dans un camp de travail. Je savais que ça allait être dur, qu’on n’allait pas me demander de faire de la broderie. Pour moi, c’était les champs ou l’usine. J’étais jeune, bien bâtie et dans la force de l’âge, ça ne me faisait pas peur.

En réalité, j’allais tout droit au camp d’extermination de Auschwitz-Birkenau.

"Toi, tu vas à droite. Toi, tu vas à gauche."

Pendant le trajet, mes convictions n’ont pas été ébranlées. Je ne me posais aucune question, j’étais confiante : j’allais simplement dans un camp de travail.

En arrivant à Birkenau, je me souviens de la cohue qu’il y avait sur les quais. On nous poussait des wagons à la hâte. Les plus âgés ou les plus fatigués pouvaient rejoindre le camp en camion. Mon père et mon frère étaient épuisés par ce long périple et je leur ai dit de monter dans l’un d’entre eux. Mon neveu et moi avons décidé de prendre la route pour pouvoir nous dégourdir les jambes.

Photo prise le 27 mai 1944 montrant des nazis sélectionnant les voyageurs à leur arrivée à Auschwitz

Photo prise le 27 mai 1944 montrant des nazis sélectionnant les voyageurs à leur arrivée à Auschwitz

Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase que des officiers les avaient amenés ailleurs. Je n’ai jamais revu ni mon père ni mon frère.

Sur le quai, on nous a demandé de nous séparer : d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. Les messieurs qui nous escortaient n’arrêtaient pas de répéter :

"Ne vous inquiétez pas, vous allez vous retrouver une fois au camp."

Alors je ne m’inquiétais pas. Pourtant, je n’ai plus jamais revu mon neveu. Un fois séparés, nous devions nous réunir par groupe de cinq personnes, puis nous passions devant des SS qui très rapidement nous évaluaient :

"Toi, tu vas à droite. Toi, tu vas à gauche."

Je me suis retrouvée du côté où il n’y a pas grand-monde, juste un petit groupe de femmes entre 15 et 45 ans. En face, il y avait les handicapées, les femmes plus âgées et tous les enfants. C’est ainsi qu’ils ont décidé des personnes qui semblaient suffisamment solides pour travailler, et celles à l’allure fragile. 

Je ne sais même plus si j’ai pleuré

Quand nous sommes arrivées dans le camp, la première chose qu’ils ont faite a été de nous mettre nues et de nous tatouer. J’étais le matricule n°78599.

Puis, on nous a rasé les cheveux. À ce moment-là, quelques femmes de mon groupe ont commencé à poser des questions aux tondeuses :

"Quand est-ce qu’on verra ceux qui sont montés dans les camions ?"

Elles nous ont répondu :

"Jamais. Ils ont tous été menés dans les chambres à gaz."

C’était forcément faux. Ça ne pouvait qu’être faux. Aucune d’entre-nous n’arrivaient à y croire. Les tondeuses disaient ça par méchanceté et jalousie.

Quelques heures plus tard, j’ai compris. Les camions ne sont jamais revenus. Nous n’avons jamais revu les autres. Un coup de massue. Je ne me souviens plus dans quel état j’étais, je ne sais même plus si j’ai pleuré.

Tout mon corps était révolté

Les jours qui ont suivi ont été terribles. 

Tout mon corps était révolté. Comment ces gens avaient-il pu mettre en place tant de choses pour nous démoraliser, nous avilir, nous déshumaniser ?

Est-ce que je pensais ? Je ne sais pas, je ne crois pas. Je ne faisais que subir.

Encore aujourd’hui, je ne sais pas comment j’ai tenu. Peut-être est-ce juste une question de chance ? Oui, j’ai eu de la chance, celle de ne pas être sélectionnée pour la mort, celle d’être partie de ce camp six mois plus tard, en novembre 1944. Une éternité.

De l’eau en guise de soupe

Tous les jours, le réveil avait lieu à 3h30 du matin. Il fallait qu’on soit dehors pour l’appel, rangées impeccablement. Si une personne était absente, c’était parce qu’elle était malade ou morte pendant la nuit.

 

Photo prise dans une baraque de femmes dans le camp d'Auschwitz-Birkenau

Photo prise dans une baraque de femmes dans le camp d'Auschwitz-Birkenau

Quelques-unes étaient désignées pour aller chercher ce qu’ils appelaient le "café" aux cuisines, un lourd bidon qu’il fallait traîner jusqu’aux baraques. Une corvée pénible face à laquelle toute personne qui rechignait se voyait attribuer des coups de bâton. Nous avions alors droit à une louche de la taille d’une boîte de conserve avant de partir travailler.

À midi, il y avait la distribution de la soupe. C’était la kapo qui s’en chargeait. Si elle avait été honnête, elle aurait remué le tonneau, mais elle préférait garder le liquide épais du fond pour elle et ses copines. Nous, nous nous contentions d’une eau sans goût avalée en 10 minutes dans des écuelles partagées sans cuillère – "c’est trop chic pour les juives", nous disait-on.

Parfois, j’essayais de cacher un croûton de pain sous ma couche, mais souvent on me le volait. Je ne juge pas, nous n’étions pas copines. Je n’ai peut-être pas volé, mais je n’ai jamais donné non plus.

Quand vous crevez de faim, de soif, quand vous n’avez rien, il faut être héroïque pour partager. 

Travailler ou aller à la chambre à gaz

Le reste de ma journée, je le passais à travailler. Je faisais partie d’un commando, comme environ les trois quarts des femmes. Nous étions chargées d’améliorer l’aspect de Birkenau qui n’était que boue.

Petit à petit, nous avons creusé des fossés de toutes les tailles, des routes, et nous avons même porté les rails jusqu’aux chambres à gaz.

C’était un travail très dur qui consistait à casser des pierres, à les transporter et cela peut importe le temps. Il fallait travailler, travailler, et toujours travailler, comme des bagnards.

À 18 heures, on s’arrêtait puis nous retournions aux camps. Devant la porte, il y avait toujours des officiers. En passant les grilles, nous avions obligation de nous tenir droite, la tête tournée vers eux,  et le regard baissé. Non loin de là, il y avait aussi l’orchestre de femmes qui à chacun de nos passages s’évertuaient à entonner une musique militaire suffisamment scandée pour que nous arrivions à rester droite alors que notre corps ne demandait qu’une chose : s’écrouler.

Parfois, il arrivait que les soldats fouillent quelques femmes au hasard. Si l'une avait le malheur d’avoir sur elle un chou ou même un rutabaga, elle était rouée de coups. 

Les sélections avaient lieu de jour comme de nuit

À Auschwitz-Birkenau, nous tremblions tout le temps, mais ce qu’il y avait de pire c’était les sélections. Vous ne saviez jamais quand elles vous tomberaient dessus. De jour comme de nuit.

Je voyais bien les autres, mais je ne savais pas à quoi je pouvais bien ressembler. Est-ce que j’avais maigri ? Est-ce que j’avais le teint malade ou encore des plaies ? La moindre imperfection pouvait vous conduire à la chambre à gaz.

Photo prise lors de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 1945

Photo prise lors de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 1945

Les personnes maigres étaient affublées d’un nom qui n’a aucune connotation religieuse. Ces femmes on les appelait les "musulmanes". Maigres, elles étaient jugées comme inutiles au travail, les nazis estimaient que cela ne servait à rien de les nourrir et préféraient les envoyer à la mort.

À Bergen-Belsen, je suis redevenue civilisée

Un jour, en novembre 1944, nous avons été réunies devant les chambres à gaz, près des rails. J’ai immédiatement pensé que ça allait être mon tour, que j’allais être sélectionnée. En réalité, j’ai été mise dans un train avec d’autres. Nous nous dirigions vers un autre camp.

J’ai eu la chance de ne pas faire la marche de la mort, de ne pas endurer ces 56 km dans un froid glacial, sans nourriture et sans vêtement. Je ne sais pas si je m’en serais sortie.

 

Photo prise du camp d'Auschwitz II-Birkenau le 2 décembre 2008

Photo prise du camp d'Auschwitz II-Birkenau le 2 décembre 2008

Au lieu de cela, j’ai échoué au camp de Bergen-Belsen. Là-bas, c’était une toute autre chose : il n’y avait plus de sélection, plus de chambres à gaz, la mort n’était presque plus là. Les débuts ont été pénibles car c’était le règne de la débrouillardise.

À Bergen-Belsen, on ne travaillait pas. Plus de kapo ou de blokova qui nous faisaient tant souffrir avaient disparu. Alors qu’à Birkenau j’étais souvent trop fatiguée pour me doucher, j’ai pu enfin redevenir à peu près propre malgré l’absence de savon. Je suis redevenue civilisée.

Le train de la mort et les cadavres qui s’accumulent

On a appris quelques mois plus tard, que des contremaîtres d’une usine allemande à la recherche de main-d’œuvre avaient acheté des juifs. J’ai donc quitté Bergen-Belsen fin février 1945 pour aller travailler dans une usine d’aviation à Raguhn.

À l’usine, même si la nourriture était trop faible en quantité, elle était meilleure. Le matin, je travaillais avec un ouvrier allemand qui systématiquement me glissait en douce un morceau de pain. C’est grâce à cela que j’ai pu tenir.

En avril 1945, les Alliés approchaient. Tous les ouvriers de l’usine ont été forcés de monter dans un train de la mort. Le trajet, qui s’est déroulé dans d’horribles conditions, a été interminable. Les poux étaient gros, mais nous, nous étions tellement maigres. Tous les jours, les morts s’accumulaient.

Un jour, en pleine campagne, un soldat a ouvert notre wagon. Je me souviens d’avoir aperçu ces quelques brins d’herbe verte sur un terre-plein. Mourant de soif, la langue épaisse, je me suis précipitée dessus pour les manger. Plus loin, j’ai vu une locomotive qui se vidangeait. J’en ai récupéré l’eau pour boire.

Puis, nous sommes remontés dans le wagon. Nous avons retrouvé nos morts, nos poux et le voyage a continué pour arriver jusqu’au camp de Theresienstadt.

L’accueil à Theresienstadt a été extraordinaire. Je ne pensais pas que ça pouvait être possible, que des gens pouvaient encore faire preuve de pitié. Et là, je comprends : le camp venait d’être libéré par l’armée russe. 

Arrivée chez moi, j’ai compris que c’était fini

Je suis malade, j’ai le typhus et on me soigne. Trois semaines plus tard, je me retrouve dans un camion de rapatriement pour la France. J’arrive à Lyon en mai 1945, fatiguée et toujours malade. Je pense alors ne plus avoir de famille, jusqu'à ce qu’une dame s’approche de moi et me dise :

"Tu es une fille Cherkasky toi ! Ta mère et tes sœurs sont en vie et elles t’attendent chez toi."

Le soir même, je prends le train qui m’amène à Paris. Je passe par l’hôtel Lutécia pour répondre à quelques questions des autorités, puis je fonce dans mon quartier. Dans mon immeuble, je rencontre la concierge qui n’avait pas changé :

"- Oh. Gilbert ! C'est toi ?

 - Non. C’est moi, Ginette"

Quand je pose le pied chez moi, je comprends que c’est fini. J’enlace ma mère, mais je ne me souviens pas de sa réaction. En me posant sur le canapé, je l'entends encore me dire :

"Demain,  je vais avoir des nouvelles de ton frère Gilbert et de ton père."

Je sais qu’elle ne les reverra jamais et je ne peux pas la laisser croire ça. C’est pourquoi je lui dit sans la ménager :

"C’est impossible. Ils ont été gazés et brûlés."

C'est un choc terrible. Par cette seule phrase, je lui ôte tout espoir. Connait-elle seulement l’existence des chambres à gaz ? Elle ne m’en a jamais voulu, mais j’ai réalisé ma méchanceté plus tard avec mon propre fils.

40 ans de silence

J’ai été malade pendant très longtemps. Dans les années qui ont suivi, je me suis mariée, puis j’ai eu un fils. J’ai toujours refusé de reparler de la déportation, même avec mes proches. Non pas parce que j’avais peur que l’on me croit ou que l’on ne me croit pas, mais je ne voulais pas raconter à des gens qui avaient perdu quelqu’un, comment ce dernier avait souffert, comment il était mort.

Malgré nos 40 ans d’union, je n’en ai jamais parlé à mon mari. Il a fallu attendre que  l’équipe de cinéma de Steven Spielberg qui travaillait sur "La liste de Schindler" me contacte pour que j’en parle.

Depuis, je fais des interventions dans des classes à la demande des professeurs. Je les en remercie car c’est eux qui vont nous remplacer lorsque nous ne serons plus là.

Ginette Kolinka et d'autres rescapés ont confié leurs histoires à Alain Vincenot. Elles sont compilées dans le livre "Rescapés d’Auschwitz" (éditions de l'Archipel).


Viewing all articles
Browse latest Browse all 30791

Trending Articles



<script src="https://jsc.adskeeper.com/r/s/rssing.com.1596347.js" async> </script>