Le fort de Douaumont, enfin. Il se révèle au dernier moment, en haut d’une côte, comme si les obus de 400 l’avaient enfoncé dans le sol. Après le bois des Caures, après Fleury, après la Cote 304, après le Mort-Homme, le pèlerinage, l’errance, plutôt, sur le champ de bataille de Verdun, s’achève à ce sombre Golgotha dominant les méandres de la Meuse. Jusque-là, on avait exploré la souffrance en plein air, avec le ciel pour horizon, pour unique consolation, fût-il hachuré par la pluie. On plongeait désormais au cœur des ténèbres, dans les entrailles noires du malheur.
Douaumont est une impasse intellectuelle. Comment ont-ils tenu, ces êtres réduits à une existence de rat emmuré ? L’esprit se heurte à l’incompréhension comme le corps bute sur ces murs suintant d’humidité. On avance à tâtons par ces couloirs sombres, on tombe sur l’entassement des lits superposés. On croit revoir les paillasses mangées de vermine, les puits à l’eau croupie, l’odeur à vomir des corps sales et des tinettes qui débordent. Sous les voûtes, le moindre bruit devient coup de tonnerre. Il est aisé d’imaginer comment la pluie de fer qui s’abattait devait assourdir les hommes, quand elle ne les rendait pas fous.
Non loin de là se trouve l’ossuaire de Douaumont, nef macabre où ont été regroupés 130 000 corps sans nom, trouvés sur le champ de bataille. Poilus et feldgraus y sont mêlés en un dernier corps-à-corps. Autour du sanctuaire a été aménagée une nécropole, alignement comme à la parade de 16 000 croix blanches. Dans le carré musulman, près de 600 pierres également blanches sont dressées vers La Mecque. Elles rappellent le sacrifice consenti par les troupes coloniales à Verdun, pendant les trois cents jours de la bataille, entre le 21 février et le 18 décembre 1916.
BRIBES DE BIOGRAPHIES
En 2006 a été inauguré un mémorial en hommage aux victimes musulmanes. C’est un vaste déambulatoire de 25 mètres sur 19, avec des arcades et des créneaux d’allure mauresque, qui renferme en son centre une koubba (coupole) en pierre de Meuse. Il côtoie la chapelle catholique et le mémorial israélite, présents depuis longtemps sur le lieu de mémoire. Un monument commémoratif avait été envisagé sur place dès la fin de la guerre, en hommage aux troupes de l’empire. Le projet sera abandonné et remplacé par la Grande Mosquée de Paris, édifiée à partir de 1922. Il aura donc fallu attendre quelques décennies pour qu’à Verdun l’oubli soit réparé.
Marocains, Algériens, Tunisiens, Sénégalais ou Maliens ; Kabyles, Mandingues, Wolof ou Toucouleur : dans l’incommensurable iconographie de Verdun, les « indigènes » ne figurent que rarement dans la galerie des visages hirsutes, dans l’alignement des hommes qui tournent vers l’objectif un regard vide, déjà mort, juste avant l’assaut. Sur les clichés qui ont suivi la prise de Douaumont, le 24 octobre, n’apparaissent que des têtes qu’on imagine venues des provinces françaises. Il faut creuser les archives pour trouver cette autre photo qui montre cinq hommes du 43e bataillon de tirailleurs sénégalais (BTS). Ils viennent d’être décorés pour leurs faits d’armes à Douaumont et se tiennent au garde-à-vous, la baïonnette au canon, encadrant le drapeau du régiment. Ils portent un uniforme qui semble de taille unique. La capote ou la vareuse est trop petite pour celui-ci, trop grande pour celui-là.
La prise de Douaumont a recouvré une grande valeur symbolique. Depuis plusieurs mois, près de 100 000 hommes étaient morts en tentant de reconquérir cette place, perdue le 25 février par une criminelle négligence de l’état-major qui ne l’avait pas défendue. La nouvelle de la victoire va faire la « une des journaux », galvaniser l’armée sur tous les fronts. Deux bataillons de tirailleurs sénégalais, le 36e et le 43e, prirent part à l’assaut. Deux compagnies de tirailleurs somalis avaient également été réquisitionnées, des soldats recrutés à Djibouti, dans le territoire des Afars et des Issas, et sur la côte est de l’Afrique. Ces troupes « indigènes » étaient commandées par des officiers blancs, mais intégraient également des simples soldats venus de Bretagne ou de Gironde.
Les archives militaires de Vincennes conservent des noms et des bribes de biographies de ces hommes. Ils venaient de ce qui était alors le Soudan français et aujourd’hui le Mali, comme Sidi Samaké de Bamako, Namahada Diamangora ou Domo Sangare de Bandiagara, en pays dogon, Bello Beidari de Goundam, en pays touareg, ou Diata Fofana de Kita, en pays mandingue. Il y avait encore, débarqués de l’actuelle Côte d’Ivoire, Koffi Dan-Bi, né près de Bouafle, en pays baoulé, ou Koffi Dié, originaire de Toumodi. Satira Dassa, de Dédougou, avait fait le long chemin depuis la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso). Dhjimbe Guèye venait du Sénégal.
« UN COURAGE ET UNE ENDURANCE EXCEPTIONNEL»
L’absence de correspondance avec les familles nous prive d’une précieuse source sur ces hommes et sur leur ressenti. Il faut reprendre les écrits des soldats qui étaient à leurs côtés, en gageant que leurs impressions étaient les mêmes. Le père Pierre Teilhard de Chardin était devant Douaumont, à Thiaumont, quand il écrivit à sa cousine : « La terre oppose une telle inertie aux déplacements d’un homme, même seul, et sans autre charge que sa carapace de boue, qu’il lui arrive (et combien souvent !) de tomber épuisé, les larmes aux yeux. » Il décrit les hommes croisés en chemin, « toute une population bigarrée de blessés, de perdus, de noctambules de toutes sortes ».
Le 1er bataillon somali a été désigné pour sortir avec la première vague et neutraliser les nids de mitrailleuses. « Il participe à la reddition des groupes de résistance par le coupe-coupe », lit-on dans le Journal des marches et opérations, qui relate au quotidien la vie du bataillon. « Les tirailleurs somalis ont montré un courage et une endurance exceptionnels, malgré le marmitage intensif de gros calibres et les feux de mitrailleuses, est-il encore écrit. Ils ont bravement nettoyé à la grenade les abris désignés et ont organisé la nouvelle position malgré une fatigue extrême après une marche des plus pénibles dans les trous d’obus, par la pluie, la boue, le froid et le brouillard. Tous les tirailleurs arrivés au dernier objectif sont plus ou moins contusionnés. » Euphémisme pour décrire une hécatombe qui emporte un quart des effectifs. Le 43e BTS a, lui, perdu 300 hommes, et le 36e, près de 100. À l’arrière, les hôpitaux commencent à recevoir les blessés. Une infirmière témoigne de la diversité de leurs origines. « Car voici Abdallah, de la lointaine Tunis, et voici Baboula, du Sénégal. » Sidi Samaké a été gravement blessé et est transporté à l’arrière, à l’hôpital de Revigny. Il va agoniser pendant près de deux mois et sera déclaré mort le 17 décembre.
A Douaumont et dans toutes les tranchées, les Allemands redoutaient par-dessus tout les combattants noirs, les accusant de commettre des atrocités, de mutiler les hommes avec leur coupe-coupe. Les prisonniers préfèrent se rendre aux Blancs, en leur criant « Kameraden ! », plutôt qu’à ces « indigènes ». Cette réputation sanguinaire est largement fantasmée. Elle sera après la guerre entretenue par la propagande nazie et alimentera le racisme anti-Noirs de la Wehrmacht, en 1940. Pendant la campagne de France, les troupes allemandes exécuteront ainsi nombre de tirailleurs prisonniers, leur lançant « Kein Kameraden ! » (Pas camarade) avant de les abattre.
Le 24 octobre au soir, une estafette part annoncer la nouvelle de la victoire à l’état-major. Mais la bataille n’est pas finie. Pendant trois jours, les Allemands tenteront de reprendre le fort. Ils pilonnent à leur tour les positions françaises. « Ce furent ces journées, rapporte un témoin dans Le Bulletin de l’Afrique française, où l’on n’avait rien à manger, rien à boire que l’eau des entonnoirs où pourrissait Dieu sait quoi… Pauvres fantassins éparpillés dans le chaos du champ de bataille, épaves perdues sur un océan de fange, et qui ne subsistaient que par un prodigieux sursaut d’énergie ; vivant sur nos nerfs, la résistance humaine presque épuisée ; seule subsistait en nous la foi, providentielle en quelque sorte et bestiale, que seuls peut-être dans ce désastre nous serions évités par l’éclat du fer. »
LA NATIONALITÉ FRANÇAISE, PROMESSE OUBLIÉE
Les tirailleurs qui ont participé à ces journées sont envoyés à l’arrière durant l’hiver. Le 43e BTS se retrouve au camp de Courneau, à La Teste-de-Buch, en Gironde. Le bataillon a obtenu la croix de guerre pour ses exploits à Verdun. Au printemps, il est renvoyé au front, sur le Chemin des Dames, où il est décimé près de la ferme d’Hurtebise. Au total, 15 000 tirailleurs participent à cette terrible offensive d’avril 1917 et 7 000 y périssent. Ils seront encore 15 000 à défendre Reims en 1918. Le 43e continuera de combattre jusqu’à l’armistice.
Ils seront nombreux, ceux de ce bataillon, à ne pas voir le 11 novembre. Leurs actes de « morts pour la France » s’égrènent dans les archives militaires comme un long chapelet. Bello Beidari sera « tué à l’ennemi » à Nanteuil, dans l’Aisne, en octobre 1917. Diata Fofana succombera le 11 juillet 1918, dans une ambulance du Crépy-en-Valois. Koffi Die mourra le 17 juillet 1918 à l’hôpital de Senlis, des suites de ses blessures. Dhjimbe Guèye tombera le 23 juillet 1918, à Litz, dans l’Oise.
Ces hommes s’étaient engagés contre un pécule mais aussi la promesse d’obtenir la nationalité française à leur retour. Cette promesse, pourtant formalisée en 1918, quand la France en mal de chair à canon recrutait massivement dans son empire, sera évidemment oubliée après l’armistice. Le député sénégalais Blaise Diagne rappellera en vain à la tribune de l’Assemblée nationale la « dette de sang » de 14-18. Ce parjure flagrant contribuera à la montée du sentiment indépendantiste dans l’empire.
Mais aujourd’hui, les soldats coloniaux morts et oubliés à Douaumont retrouvent une actualité. Ils inscrivent les Français issus de l’immigration dans le grand mythe national. L’inauguration en 2006 du mausolée musulman par le président de la République, Jacques Chirac, était éminemment politique. Il citera dans son discours les noms de deux tirailleurs du 43e BTS, Bessi Samaké et Abdou Assouman, qui s’étaient illustrés devant Douaumont, le 24 octobre. Le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), rappelait, toujours en 2006, cette valeur symbolique : « Dans les plaines labourées de Verdun, Douaumont, Fleury, les tirailleurs algériens, tunisiens, sénégalais, les tabors marocains ont défendu dans les tourments la France. Aujourd’hui, alors que des jeunes Français se posent des questions sur leur identité, il est important de dire que leurs parents ont participé à la défense du pays. »