Le président russe peut laisser le pays se décomposer en Etat failli, imposer la fédéralisation, se tailler des couloirs vers la Crimée et la Transnistrie à travers le territoire ukrainien, ou annexer «la République de Donetsk».
Militant pro-russe devant la mairie de la ville de Mariupol, dans l'est de l'Ukraine, le 24 avril 2014
Ce qui est en train de se jouer dans l’est de l’Ukraine où l’armée régulière tente de reprendre des villes plus ou moins contrôlées par des milices prorusses, n’est ni plus ni moins que la tenue de l’élection présidentielle du 25 mai et la survie du pays.
Pour le comprendre, il n’est pas inutile de revenir aux origines de cette situation. L’élément déclencheur de la crise a été le soudain revirement de l’ancien président Viktor Ianoukovitch qui, à la fin du mois de novembre, a refusé de signer l’accord d’association avec l’Union européenne, en négociation depuis des mois.
Ianoukovitch cédait ainsi à la pression de Vladimir Poutine qui craignait de voir l’Ukraine, le deuxième grand Etat slave après la Russie, dériver vers l’Europe et vers l’Otan. Le président russe était décidé à employer tous les moyens pour ramener l’Ukraine dans le giron de la Russie.
Il est peu probable qu’à la fin de l’année dernière il ait déjà envisagé l’emploi de moyens militaires pour parvenir à ses fins, mais il est clair qu’il ne répugnera pas à y recourir si ses objectifs géopolitiques sont en danger. «J’espère que nous n’aurons pas à intervenir en Ukraine», a-t-il récemment déclaré, laissant entendre qu’il le ferait s’il le jugeait nécessaire.
Ni Poutine, ni les dirigeants de l’Union européenne n’avaient prévu la réaction populaire au revirement de Viktor Ianouklovitch. Pour Bruxelles, l’accord d’association et le «partenariat oriental» proposés à plusieurs ex-républiques soviétiques était une manière douce de rapprocher ces Etats de l’UE sans ouvrir la perspective d’une adhésion.
Les dirigeants russes ont reçu cette démarche comme une «provocation» visant à détacher ces Etats de Moscou. On entend dire aujourd’hui, y compris dans certaines chancelleries occidentales, qu’il aurait fallu mieux présenter l’accord d’association et y associer la Russie. C’est oublier que la Russie n’était pas a priori exclue du «partenariat oriental», quand celui-ci a été conçu. Mais elle a refusé d’y participer parce qu’elle ne voulait pas être traitée sur le même pied que d’anciens Etats vassaux et qu’elle espérait négocier alors un «partenariat stratégique» spécifique avec l’UE.
C’est déjà l’intervention militaire russe dans un pays souverain –la Géorgie– et le détachement par la force de deux régions de ce pays –l’Ossétie du sud et l’Abkhazie– qui ont contribué à faire dérailler ces projets. A la veille de la crise ukrainienne, les négociations UE-Russie étaient déjà au point mort. Elles n’avaient progressé sur aucun des quatre espaces communs prévus par le «nouveau partenariat stratégique»: Commerce; Liberté, sécurité, justice; Sécurité extérieure et Recherche, éducation, culture. Les demandes européennes en matière de transparence et la mauvaise volonté russe expliquent cette impasse.
En réalité, Vladimir Poutine avait d’autres intentions. Notamment la création d’une Union douanière, effective en 2010, qui devait déboucher sur une Union eurasienne en 2015. A l’origine, outre la Russie, seules deux républiques ex-soviétiques participaient à cette Union douanière, la Biélorussie dirigée par le satrape Alexandre Loukachenko, et le Kazakhstan depuis plus de vingt ans sous la coupe de Nursultan Nazarbaiev et de sa famille. Une liste pas très glorieuse que Poutine voulait absolument redorer par la présence de l’Ukraine, pour des raisons historiques, culturelles, économiques et géopolitiques. Et pour Moscou, il était évident que la participation à l’Union douanière excluait l’accord d’association avec Bruxelles.
C’était compter sans l’opinion ukrainienne. Pendant plus de trois mois, à partir de la fin novembre 2013, des milliers de manifestants ont occupé la place Maïdan à Kiev, d’abord pour réclamer le rapprochement de leur pays avec l’UE et dans un deuxième temps pour dénoncer la corruption du régime. Les commentateurs russes proches du Kremlin ont déploré la «faiblesse» de Ianoukovitch vis-à-vis des manifestants. Poutine ne tenait pas en grande estime son collègue ukrainien mais au moins avait-il l’avantage d’être sensible aux pressions venues de Moscou. Il avait accepté par exemple le prolongement du bail de la base navale russe à Sébastopol jusqu’en 2042 et élargi les possibilités d’action de la flotte russe de la Mer noire, après avoir tourné le dos à l’UE.
La fuite de Ianoukovitch et la formation d’un gouvernement intérimaire pro-occidental à Kiev risquaient de porter un coup aux ambitions de Vladimir Poutine: reconstituer, non pas l’URSS –«celui qui la regrette n’a pas de cervelle [mais] celui qui ne la regrette pas n’a pas de cœur», a-t-il dit un jour– mais une organisation satellite de Moscou, qui prendrait la suite de la Communauté des Etats indépendants (CEI), en léthargie depuis sa création en 1991.
La création de cette organisation correspond à un vieux principe de la diplomatie tsariste et soviétique, la création d’une zone-tampon autour de la Russie pour tenir à distance l’ennemi potentiel. A cela s’ajoute la volonté de présenter la Russie comme une puissance entourée d’alliés dans un monde multipolaire, et porteuse d’un projet de civilisation différent des « valeurs dégénérées» occidentales.
Dans ce projet, l’Ukraine est une pièce maîtresse que Poutine ne veut pas laisser échapper. Faute de pouvoir maintenir à Kiev un régime de type post-soviétique qui respecte les postulats autoritaires et claniques, il lui faut affaiblir le gouvernement central, lui dénier toute crédibilité en l’empêchant d’établir son autorité sur l’ensemble du territoire national.
Le détachement de la Crimée et son annexion ont constitué un premier pas. Les troubles dans l’est et le sud de l’Ukraine sont une deuxième étape qui vise a minima à empêcher la tenue dans des conditions correctes de l’élection présidentielle du 25 mai. Le scrutin pourra difficilement avoir lieu si se poursuivent les accrochages entre l’armée et les milices prorusses et l’occupation des bâtiments publics. Or l’élection d’un président légitime est, pour l’instant, le seul moyen de consolider le pouvoir né de la révolution de Maïdan.
Le gouvernement intérimaire d’Arseni Iatseniouk a commis des erreurs, comme préparer une loi dégradant le statut de la langue russe ou ne pas intégrer un représentant des régions russophones, mais il ne pouvait pas rester sans réagir aux interventions des milices prorusses sous peine d’être totalement déconsidéré.
En même temps, il court le risque de fournir un prétexte à la Russie pour lancer ses troupes massées à la frontière. Mais en réalité, Poutine ne s’embarrassera pas de prétexte s’il juge le moment venu de passer à l’action ouverte. Il a accepté le communiqué de Genève pour gagner du temps et rejeter la responsabilité des incidents sur les autorités de Kiev qui n’auraient pas désarmé les groupes de Maïdan.
Le président russe a encore plusieurs options dans son jeu: laisser l’Ukraine se décomposer en Etat failli, imposer la fédéralisation, se tailler des couloirs vers la Crimée et la Transnistrie à travers le territoire ukrainien, ou annexer à la Russie «la République de Donetsk».
Pour arriver à ses fins, il peut agir, selon les circonstances, par l’intermédiaire des milices locales et des «petits hommes verts» (les forces spéciales russes et leurs avatars), accentuer la pression militaire sur la frontière ou franchir le pas pour «venir en aide aux patriotes prorusses».
Pendant ce temps, les diplomaties occidentales agitent le sabre de bois des sanctions. Les ministres français et allemand des Affaires étrangères se perdent en circonlocutions pour rassurer les Géorgiens et les Moldaves qui veulent signer l’accord d’association avec l’UE, tout en soulignant l’importance d’un dialogue –inexistant– avec Moscou. En attendant que Poutine ait avancé son prochain pion, une fois la Crimée avalée. Qui s’en soucie encore, six semaines après?
Daniel Vernet, journaliste, ancien directeur de la rédaction du Monde et spécialiste des relations internationales. Il a écrit de nombreux livres dont récemment «La Chine contre l'Amérique, Le duel du siècle», Grasset, avec Alain Frachon.