publié le 28/10/1913 à 16h52
Cour d'Appel (Chambre des appels correctionnels)
Charles Maurras (3e en partant de la gauche), en 1923
Le 25 janvier 1913, M. Charles Maurras, rédacteur à l'Action française, était condamné par le Tribunal correctionnel de Versailles à huit mois de prison et 200 francs
d'amende; M. de Coupigny, qui comparaissait avec lui devant les juges, était condamné à quatre mois de prison. On leur reprochait d'avoir, le 1er décembre 1912, lors d'une manifestation royaliste
devant la statue de Louis XIV, frappé, M. Maurras, un soldat, le clairon Couvret, M. de Coupigny, un promeneur,
M. Desprez.
Le jugement de Versailles, on le sait, fut vivement et unanimement critiqué. L'imprécision des témoignages, leurs nombreuses contradictions, nous l'avons dit alors, ne laissaient point prévoir un
tel jugement rendu contre M. Maurras, et la décision du Tribunal surprit. Les adversaires politiques mêmes de
M. Maurras critiquèrent la sentence. M. Maurras, qui n'avait jamais cessé de proclamer avec énergie son innocence, fit appel. L'affaire venait hier devant les
juges.
M. Maurras voulait être jugé et acquitté; il voulait qu'une décision de justice proclamât son innocence. Désir
fort légitime. Mais, une loi d'amnistie est intervenue au mois de juillet, amnistiant, effaçant un certain nombre de délits, entre autres ceux qui eurent pour théâtre la voie publique pendant des
manifestations politiques. Tel était le cas de M. Maurras.
Quand on fait de la politique, il faut s'attendre à tout, même à être amnistié.
Et, hier, tout le débat judiciaire fut réduit à ce point de droit: Pouvait-on juger M. Maurras, malgré la loi
d'amnistie?
Quand on fait de la politique, il faut s'attendre à tout, même à être amnistié.
M. Charles Maurras étant assez dur d'oreille, M. le président de Vallès le fit approcher de lui, et un débat
des plus courtois s'engagea entre le magistrat et le prévenu -ou plutôt l'ancien prévenu- car la loi d'amnistie ne permet même plus qu'on parle de prévention.
- J'ai fait appel, dit M. Maurras, pour démontrer mon innocence; je ne puis donc accepter l'amnistie.
- Mais, répond M. de Vallès, la loi s'impose à tout le monde.
- Il y a des lois supérieures, des lois non écrites.
- Je ne dis pas, réplique le président, que la loi ne puisse avoir dans certains cas des conséquences fâcheuses, même pour ceux pour lesquels elle a été promulguée. Vous préférez sortir d'ici
acquitté plutôt qu'amnistié; je le comprends parfaitement. Mais la loi est formelle.
Et tout cela, dit de part et d'autre sur le ton de la plus aimable conversation.
- Je suis victime de l'amnistie, continue M. Maurras, je voudrais lire ce que j'ai écrit au sujet de cette
loi...
- Vous pourrez lire tout ce que vous voudrez sur l'applicabilité de la loi, mais je ne permettrai pas qu'on discute une loi bonne ou mauvaise. Elle est bonne, puisqu'elle est la loi.
- Mais, alors, je resterai dans une situation infamante...
- Non, non, M. Maurras, votre peine n'existe plus, la poursuite n'existe plus; l'amnistie doit effacer jusqu'au
souvenir des faits...
- Mais les lois supérieures...
- Que voulez-vous, ici, c'est la loi écrite que nous sommes forcés d'appliquer. Il n'y a pas de bonne loi qui ne puisse léser les intérêts particuliers. Vous vous plaignez de l'amnistie, mais
l'amnistie ne fait que reproduire les lettres d'abolition rendues jadis par nos anciens rois. Le roi avait le pouvoir absolu d'effacer le passé. Tenez, un exemple, tout à l'heure, vous avez fait
allusion à une affaire qui a profondément troublé le pays. Eh! bien, parfois, au logis, le père de famille arrêtait les discussions en disant: «Je ne veux plus qu'on parle de tout cela!» C'est ce
que fait parfois le législateur...
Me Le Roux, du barreau de Poitiers, pose des conclusions tendant à ce que l'accusé puisse faire proclamer son innocence.
- Ne dites pas «accusé», répond M. de Vallès; car il n'y a plus d'accusé.
M. l'avocat général Gail se lève et déclare que sans aucun doute la loi d'amnistie s'applique à M. Maurras.
Celui-ci peut, évidemment, regretter de n'avoir point le droit de faire éclater son innocence; mais l'amnistie ôte la possibilité de discuter des faits oubliés, effacés par la volonté du
législateur.
Me Trouvé, avocat de M. Maurras, réplique:
- L'amnistie, qui doit être pour tous l'apaisement et l'oubli, serait pour M. Maurras de l'exaspération. Il ne
faut pas laisser subsister une erreur judiciaire. Il y aurait un danger social à offrir à la France le spectacle d'une erreur judiciaire non réparée.
Me Le Roux, ensuite, demande que M. Maurras soit jugé, la sentence de Versailles laissant à sa charge une somme
de 45 francs de dépens, cela lui donne le droit de demander la réformation du jugement.
Mais M. l'avocat général réplique que l'amnistie s'applique aussi aux dépens.
- L'amnistie m'est tout à fait désagréable, dit M. Maurras. Depuis quinze ans, j'ai travaillé de toutes mes
forces, par la plume et par la parole, pour l'honneur de l'armée, le respect de l'uniforme, et on m'accuse d'avoir frappé un soldat! On a dit, à Versailles, que ma condamnation serait un fait
historique. Eh bien, nettoyez l'histoire du pays de cette honte. Ceux qui m'ont condamné, les misérables...
- Retirez ce mot, riposte aussitôt M. de Vallès.
- Je le veux bien, mais alors qualifiez-les vous-même... (Rires.)
La fermeté courtoise de M. de Vallès ne laisse pas à l'électricité qui est dans l'air, le temps de se former; l'audience est suspendue, et le calme continuera.