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Discours de réception de Michel Debré

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Académie Françaisepublié le 19/01/1989 à 16h02

Le 19 janvier 1989

M. Michel Debré, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le duc de Broglie, y est venu prendre séance le jeudi 19 janvier 1989 et a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

Michel DebréQue Maurice Druon et Jean Bernard, amis de jeunesse que la gloire a consacrés l’un comme un maître de la littérature, l’autre comme un maître de la médecine, soient remerciés du fond du cœur, Maurice Druon pour m’avoir conduit jusqu’ici, Jean Bernard pour avoir bien voulu m’y recevoir. À tous deux je dédie ce discours. Qu’Étienne Wolff et Jean d’Ormesson, également fidèles amis et illustres maîtres dans les sciences pour le premier, les lettres pour le second, veuillent bien recevoir l’expression de l’obligation profonde que je leur dois d’avoir accepté d’être mes parrains en ce jour solennel. Enfin vous, Messieurs, si dignes à tous égards de la tradition qui depuis trois siècles fait de cette Académie une des nobles institutions de notre pays, pour votre si cordiale indulgence, soyez assurés de ma reconnaissance.

Oserais-je vous faire observer que le fauteuil que vous m’avez destiné, celui de Boileau, de d’Argenson, de Buffon, a été occupé après Parseval-Grandmaison, l’auteur oublié des Amours épiques, et avant Émile Augier, principal auteur du Gendre de Monsieur Poirier, par un homme politique, M. de Salvandy, qui, ministre de Louis-Philippe, réunit une commission pour créer une École nationale d’administration ? La commission n’aboutit pas, me laissant de ce fait le champ libre, cent ans après !

Au moment d’évoquer une vie vouée à la science, l’homme politique hésite et doute de lui-même. Certes, la science n’est pas l’adversaire de l’action : aucun fondamentaliste ne peut séparer sa pensée des effets pratiques qu’entraîne sa recherche. Cependant la démarche du savant est particulière. Ses expériences et sa réflexion sont orientées vers l’analyse de phénomènes en vue d’arracher à la nature certains de ses secrets. Son travail, lorsqu’il est fécond, débouche sur des conclusions qui ont valeur universelle. Alors même que l’action du politique l’a porté vers les exigences essentielles de la Liberté et de la Patrie, il mesure ses limites face à une œuvre qui a fait avancer les connaissances de l’humanité et la capacité de l’homme.

Tout a été dit et bien dit sur l’ancienneté de la maison dont était issu le duc Louis de Broglie. Des maréchaux de Broglie, des ambassadeurs de Broglie, des ministres de Broglie et deux chefs de gouvernement, des écrivains de Broglie et notamment des académiciens ! Pour reprendre l’expression du révérend père Carré, « le privilège de certaines familles est de comporter des êtres d’élite ». Depuis l’arrivée en France de l’ancêtre qui vint du Piémont à l’appel de Mazarin, chaque génération a prouvé son zèle au service de l’État et son patriotisme. Apparentés aux Staël et aux Ségur, aux Luppé et aux Pange, de diverses façons et le plus souvent au premier rang, les Broglie et leur fière devise « Pour l’avenir » ont brillé au firmament national.

Tout a été dit et bien dit sur la vocation de Louis de Broglie. Il est doué pour les lettres, l’histoire, le droit. Un jour, son frère Maurice, de vingt ans plus âgé, officier de marine reconverti dans la plus haute physique, l’attire dans son laboratoire. Il est aussitôt séduit. « Un coup d’État intérieur » le fait passer des lettres aux sciences. En 1911, il obtient aisément et brillamment sa licence de physique. Pendant les quatre années de la première guerre mondiale, il est mobilisé, sous les ordres du général Ferrié, au service de la radiotélégraphie militaire. Ce long temps d’action et de méditation achève de fixer son avenir. Il sera un théoricien de la physique.

Tout a été dit et bien dit sur la carrière scientifique de Louis de Broglie. Son doctorat achevé et sa thèse passée avec succès, le tout neuf Institut Henri-Poincaré lui propose une maîtrise de conférences. Il y assurera un enseignement magistral après le départ de Léon Brillouin, nommé au Collège de France. Louis de Broglie ne sera pas seulement pendant un quart de siècle l’une des gloires de la faculté des sciences de Paris dont dépend cet Institut : il ira d’honneur en honneur. En 1929, alors qu’il n’a que trente-sept ans, le prix Nobel le couronne, puis l’Académie des sciences l’accueille. Il deviendra, quelques années plus tard, son secrétaire perpétuel. Élu à l’Académie française, son frère l’y reçoit. Ce fut pour cette maison une grande et noble journée qui est restée dans le souvenir de ceux qui y assistèrent et dont l’écho émouvant est venu jusqu’à nous.

Tout a été dit et bien dit sur l’ensemble des titres de Louis de Broglie à la déférence de la postérité : les cours qu’il a donnés pendant un quart de siècle et qui demeurent des modèles ; ses livres, ses articles, sans oublier les pages qu’il a consacrées « aux pionniers », les savants du XVIIe et du XVIIIe siècle, ses réflexions d’humaniste sur la vertu de la science au regard des valeurs fondamentales et de la foi ; enfin son dévouement pour la recherche scientifique couronné par la création d’une Fondation chargée de poursuivre son œuvre au service de la physique.

Tout a été dit et bien dit sur la personnalité intime de Louis de Broglie. De sa nature comme de son éducation n’ont cessé de jaillir, malgré la gloire et les honneurs, une politesse, une gentillesse et une modestie dont j’eus naguère l’écho par mon père, qui fut son confrère à l’Académie des sciences. Ses collaborateurs, aujourd’hui à leur tour des maîtres, gardent un souvenir ému de leurs rapports avec cet homme exceptionnel. Ceux qui ne l’ont pas connu peuvent mesurer la profondeur de sa pensée, ne serait-ce qu’à la lecture des réflexions intitulées Le savant à son dernier quart d’heure.

Mais si tout a été dit et bien dit sur l’ancienneté de sa maison, sa vocation, sa carrière, sa vie vouée à la physique, sa personnalité, il manque une claire affirmation de sa place dans l’histoire des sciences. Louis de Broglie appartient cependant à cette lignée rare de Français qui, au-delà de la gloire qu’ils apportent à leur pays, font partie du trésor intellectuel de l’univers. Pour nous en tenir à quelques grands noms qui furent membres de notre Académie, citons Buffon pour les sciences naturelles, Montesquieu pour la science politique, Cuvier pour la paléontologie, Claude Bernard pour la médecine, Henri Poincaré pour les mathématiques. Malgré la mauvaise humeur de certains étrangers pour qui tout Français ne peut être que léger, malgré certains Français pour qui un duc de nos jours ne saurait bien faire, disons les choses telles qu’elles n’ont pas été suffisamment dites et, cependant, telles qu’elles sont : le duc Louis de Broglie est le plus grand physicien que la France ait donné à l’humanité.

Une définition de la lumière nous vient de Lucrèce. Elle est donc vieille de plus de deux mille ans, mais Newton lui a apporté l’appui de sa gloire. Ce jet merveilleux et mystérieux serait composé de particules qui se comporteraient selon les lois qui règlent la marche des corps, grands ou petits. À la réflexion comme à l’expérience, cette affirmation ne peut répondre à toutes les manifestations de la lumière. C’est pourquoi une autre hypothèse voit le jour : elle est proposée par Huygens au XVIIe siècle, étudiée par Fresnel au XIXe. La lumière serait faite par des vagues que l’on nomme des ondes et qui, à partir de leur source, se propageraient selon un flux périodique. La théorie ondulatoire de la lumière rend compte de phénomènes qui échappent à la théorie corpusculaire. Mais de nouvelles expériences permettent de constater des anomalies qui mettent à son tour la théorie ondulatoire en échec. Voilà qui conduit Einstein à proposer une théorie synthétique de la lumière qui réunit les corpuscules de Newton et les ondes de Fresnel.

C’est cette théorie d’Einstein sur la lumière que Louis de Broglie entreprend de développer dans les années vingt au moment où par ailleurs la théorie quantique de l’atome ne peut apporter une réponse satisfaisante à ce problème fondamental de la physique qu’est l’analyse de la matière. Louis de Broglie a écrit lui-même : « J’ai eu la hardiesse d’étendre la coexistence des ondes et des particules en supposant que non seulement les photons de la lumière mais toutes les autres particules matérielles comme les élections sont accompagnés d’une onde. » L’affirmation de la coexistence des ondes et des corpuscules dans toute matière : telle est la synthèse connue aujourd’hui sous le nom de « mécanique ondulatoire ». Ses conséquences allaient révolutionner non seulement la physique mais la vie courante de l’humanité.

Trois notes de Louis de Broglie présentent sa découverte. Elles paraissent en septembre et octobre 1923 dans les comptes rendus de l’Académie des sciences. Il les développe l’année suivante dans la thèse de doctorat qu’il soutient en Sorbonne. Si le monde des physiciens ne prête pas aussitôt attention à ses conclusions, il n’en est pas de même du plus grand d’entre eux, Einstein, qui le premier, à propos de cette synthèse mathématique, prononce le mot de « génie ».

Louis de Broglie avait élaboré une théorie. Reste à en établir la preuve concrète. Trois ans plus tard, en 1927, elle est apportée par deux chercheurs américains et leur expérience est décisive. Elle sera bientôt confirmée en Angleterre et en France, par Maurice Ponte notamment. Louis de Broglie peut déclarer que l’association des ondes et des corpuscules doit être considérée « comme une grande loi de la nature ».

Alors que le monde savant commence à prendre conscience de l’apport exceptionnel de ses travaux, Louis de Broglie est soumis à une épreuve qui durera près d’un quart de siècle.

En 1927, lors d’une réunion des plus illustres physiciens du monde occidental, organisée à Bruxelles par l’Institut Solvay, il doit faire face à l’offensive d’un petit groupe qu’on appelle « l’école de Copenhague », qu’inspire le célèbre physicien Bohr. Ce groupe remet en cause la part égale des ondes et des corpuscules dans l’analyse de la lumière et de toute matière. Certes hommage est rendu à Louis de Broglie, mais selon les mathématiques expliquées par ce groupe, c’est une onde fictive et un simple instrument de calcul qui accompagnent tout corpuscule. Lors de la discussion à laquelle seuls prennent part quelques grands cerveaux aptes derrière l’abstraction mathématique à imaginer la réalité des choses, Louis de Broglie est soutenu par Einstein, mais ni l’un ni l’autre ne parviennent à convaincre leur auditoire. Pendant plusieurs années Einstein restera silencieux et Louis de Broglie se résignera à enseigner la présentation de sa théorie telle qu’elle paraît l’avoir emporté dans l’esprit des physiciens les plus renommés.

Vingt-cinq ans plus tard, alors que sa célébrité se sera considérablement accrue, il s’inquiète. N’a-t-il pas abandonné trop vite ses conclusions sur la nature réelle des ondes et des corpuscules composant la lumière et toute matière ? Attaqué par quelques-uns que son audace novatrice effraie, soutenu par une nouvelle génération de mathématiciens et de physiciens, Louis de Broglie, avec courage, réaffirme, après l’avoir approfondie, son interprétation initiale de la mécanique ondulatoire. Les dix années suivantes, qu’il qualifiera lui-même « les plus belles de sa vie », sont consacrées à la présentation de la mécanique ondulatoire telle qu’il la conçoit.

Ce retour aux affirmations de ses premières années soulève, certes, quelques vagues mais cette fois aucune tempête ! Louis de Broglie est d’autant plus salué comme un maître qu’en un quart de siècle les applications pratiques de la mécanique ondulatoire telle qu’il en a établi les données ont prouvé leur valeur. Ses calculs théoriques sont à l’origine du microscope électronique dont le pouvoir de grossissement grâce à l’action combinée des ondes associées aux électrons aboutit non seulement à une meilleure étude de la matière mais débouche sur de grands progrès industriels et médicaux : les métallurgistes sont mieux armés pour scruter la structure des métaux et les bactériologues pour étudier la vie des cellules. C’est également des propriétés ondulatoires de la matière que découlent nos connaissances sur la conductibilité des solides donc sur l’existence et les propriétés des serai-conducteurs. Ces connaissances ont abouti au transistor et à l’électronique.

Louis de Broglie, l’homme d’une seule découverte ? Certains jettent cette affirmation comme une critique. Christophe Colomb n’est-il pas aussi l’homme d’une seule découverte ? Comparaison osée, dira-t-on. La mécanique ondulatoire n’est pas seulement l’explication d’un phénomène physique, mais une analyse de la réalité des choses ; elle a modifié notre vision de l’univers et a engendré des techniques nouvelles qui ont changé nos conditions de vie. Il en est de même de la découverte de l’Amérique. Comme l’a écrit le professeur Hamburger, « la mécanique ondulatoire n’intéresse pas que les physiciens : elle est incitation à une révision déchirante de la confiance que nous portons à notre sens commun ».

La conclusion sera de notre confrère Paul Germain dans la lecture qu’il a faite, le 7 décembre 1987, lors de la séance solennelle de l’Académie des sciences, dont il est secrétaire perpétuel : « Louis de Broglie est un géant de la physique dont le nom ne sera jamais oublié. »

Engendrer des techniques nouvelles, fussent-elles déterminantes pour transformer le travail, la capacité, la vie des hommes, est-ce la seule gloire de la recherche fondamentale ?

« Les progrès de la science, en assurant une emprise de plus en plus forte de l’intelligence sur le monde matériel, se traduisent par une sorte d’ascension vers l’Esprit liée à une tendance profonde de l’évolution de la vie. »

Par ces lignes qui expriment son espérance, Louis de Broglie se rattache à une grande tradition, celle des savants du « Siècle des lumières » qu’il admirait tant. Alors, devant les nouveaux progrès de la connaissance est née une assurance que l’on peut ainsi définir : la capacité de l’homme à découvrir les secrets de la nature ouvre à l’humanité une ère nouvelle. Dégagé des croyances déraisonnables et apte désormais à dominer ses instincts, l’homme va accéder à une conception de la vie sociale fondée sur la raison d’où découleront la liberté et la paix, voire, disent les plus idéalistes, le bonheur par la fraternité. Ernest Renan, il y a un peu plus de cent ans, déclarait : « J’ai la conviction que la science ne servira que le progrès — j’entends le vrai progrès, celui qui est inséparable du respect de l’homme et de la liberté ! » En bref, le progrès de la science conduirait au progrès de la morale et ce fait capital changerait la politique du monde. De cette noble idée qui éclaire le travail des chercheurs et justifie leurs veilles, les meilleurs esprits comme la multitude ne peuvent se détacher.

Or regardons notre univers tel que nous l’avons vécu et le vivons encore. Ni la liberté ni la paix ne profitent automatiquement des progrès scientifiques ou techniques. La science et la politique ne suivent pas le même chemin. Comment pourrait-il en être autrement ? Le savant par un effort d’objectivité cherche la connaissance. Le politique par la volonté et la passion cherche le pouvoir. Connaissance et pouvoir peuvent parfois faire bon ménage et s’aider réciproquement, mais leurs légitimités sont différentes et même opposées.

Grâce à l’exploration de l’espace, notre aptitude à dévoiler l’univers est sans commune mesure avec ce que les générations précédentes pouvaient imaginer. Les perspectives des prochaines années augmenteront cet écart. Mais en utilisant l’espace, un homme, un régime, un État pourra demain décupler sa capacité à briser les peuples ou à en faire ses esclaves. Pensons au rêve de paix des premiers aéronautes et au cauchemar du bombardement des populations civiles que permet désormais la maîtrise du ciel !

Les deux révolutions médicales qu’a évoquées il y a quelques années le professeur Jean Bernard lors de la première séance du Comité national d’éthique, la révolution thérapeutique et la révolution biologique, ont modifié déjà et modifieront encore et très profondément les conditions de notre vie et la marche de nos sociétés. Mais un pouvoir arbitraire, par des manipulations que la science lui aura apprises, pourra demain agir sur le physique comme sur le psychisme des hommes et, au service d’ambitions inavouables, manifester une autorité quasi illimitée par des actions effrayantes. N’oublions pas, n’oublions jamais les expériences poursuivies dans les camps nazis sur le corps humain par des personnages que les écrivains américains ont appelés « les médecins de l’infamie » !

Nous jouissons de facilités matérielles et culturelles que les hommes les plus avisés, les plus soucieux d’un meilleur avenir, ne pouvaient envisager même au cours du siècle précédent et des millions d’hommes disposent de possibilités inconnues hier des plus puissants et des plus riches. Pensons à ce que feront demain ordinateurs et robots ! Mais il y a moins d’un demi-siècle nous avons assisté par la facilité nouvelle des transports à la déportation de millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans des conditions atroces.

La bombe atomique a apporté en 1945 la victoire au camp de la liberté. Quel drame pour l’humanité entière si la bombe atomique avait été mise au point d’abord par le camp du racisme et de la brutalité ! Les miracles de la chimie peuvent faire naître, nous le savons, des gaz terrifiants et les miracles de la bactériologie nous faire sombrer dans la guerre des microbes. Nous avons récemment appris l’usage d’armes chimiques par les belligérants du Proche-Orient et l’un des pays de cette zone, à titre dissuasif, disent ses gouvernants, a emmagasiné des quantités considérables de produits mortels. Un autre aurait construit une usine dont les effets, à l’avance, nous glacent d’effroi.

La preuve est donc apportée que la connaissance et la raison, la science et la politique ne sont pas solidaires, mais qu’au contraire, elles sont dissociables et en fait dissociées. Le mal autant que le bien peut sortir renforcé de tout bond en avant de notre capacité scientifique et de nos aptitudes techniques.

Je dois à mon ami Maurice Schumann la lecture de deux phrases qu’Henri Bergson écrivit en 1932 : « Au train où va la science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur d’un secret qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre. »
Osons aller plus loin et nous poser la question clé : pouvons-nous parler encore de l’universalité triomphale de la Civilisation avec un grand C ? Nos valeurs et nos règles, filles de la culture antique, de la spiritualité judéo-chrétienne et de la philosophie rationaliste forment au service de l’homme, de sa dignité, de sa promotion, un corps de morale dont nous estimons qu’il est appelé à s’imposer au monde.

Sans doute avons-nous pris conscience de nos faiblesses. À ceux qui doutaient des excès inimaginables où pouvaient être conduits de vieux peuples, l’aventure nazie a ouvert les yeux. En supposant même que de telles hideuses aventures aient à ce point marqué hommes et nations de l’Occident qu’elles ne peuvent à nouveau éclore, oserions-nous affirmer que tout régime politique du monde occidental se définit et se définira toujours par le respect de ces règles dont nous estimons qu’elles sont à la base de la Civilisation ? Il est un fait plus grave. D’autres systèmes politiques, d’autres conceptions sociales, d’autres forces religieuses qui se partagent l’humanité font preuve de leur vitalité et de leur capacité. Certains acceptent nos principes mais d’autres les rejettent. Que devient la règle de droit quand les traités sont bafoués ou dévoyés par des États qui ne se considèrent pas comme liés par leur signature ? Que devient l’affirmation de la dignité de la personne devant la montée du racisme dans le monde ou l’évocation d’une guerre sainte ? Voilà qui nous contraint en Occident à plus de modestie. Nous devons parler de civilisations au pluriel et avec un petit c.

Sans doute pouvons-nous considérer que dans tous les domaines de la science et de la technique le monde occidental, qui se veut le défenseur des progrès de la morale, suite des progrès de la science, dispose, tous pays associés, d’une avance considérable. De l’usage de l’atome à la qualité des opérations chirurgicales, de la conquête des planètes à la métallurgie des métaux, des énergies nouvelles aux produits de synthèse, nous savons où se trouve l’immense armée des savants et des chercheurs. Mais pouvons-nous conserver les illusions des générations antérieures ? Nous autres occidentaux, nous n’avons en aucune façon le monopole de l’intelligence ni de la réflexion. Les laboratoires s’édifient sous toutes les latitudes. Les impératifs des balances commerciales sont une excuse pour la vente de procédés secrets aux conséquences incalculables. N’ayons garde d’oublier l’indifférence à l’égard des vertus qui font la valeur d’une civilisation : se refuser à donner une définition du bien pour ne pas avoir à châtier le mal est une décadence. Enfin, l’Occident vieillit. La baisse des naissances qui aboutit au non-renouvellement des générations dans les sociétés que nous appelons civilisées, c’est-à-dire les nôtres, face à la montée en nombre de la jeunesse d’autres civilisations, traduit un refus de l’élan vital qui encourage les indifférences, qui condamne aux renoncements et qui, surtout, est l’annonciateur d’un profond déclin.

De cet ensemble de constatations découle notre problème : comment assurer le succès durable des hommes, des peuples, des États qui croient en la dignité éminente de la personne et de son droit tout à la fois à l’égalité juridique, à la liberté et à la promotion sociale ? À cette question, il est une réponse qui, pour être classique, n’en est pas moins la bonne : la force par l’union.

C’est une grande idée que celle qui cherche l’union de l’Occident par l’alliance des nations de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Cependant pourquoi limiter cet effort d’union à une éventuelle agression militaire en Europe dans un monde où les agressions ne sont pas que militaires et où bien des conflits belliqueux surgissent sur d’autres continents ? Ces deux défauts sont aggravés par la volonté d’intégrer les nations dans un système commandé par le plus puissant, qui entend, comme cela se doit, conserver sa liberté de décision. Cette intégration débouche sur un tel sentiment d’irresponsabilité, au moins chez ceux des peuples européens habitués à se diriger eux-mêmes, que le neutralisme les gagne. À quoi bon la force matérielle si la force morale faiblit et risque de s’effacer ?

C’est une autre grande idée que celle d’associer les nations du vieux continent en vue d’établir entre elles une solidarité économique. Cependant quelque importance que prenne l’économie de nos jours, quelque capitale qu’elle soit pour la prospérité commune et le niveau de vie de chacun, l’essentiel n’est pas là. D’où l’idée que cette solidarité économique n’est qu’un prélude à l’unification politique que peut assurer la fusion des peuples. C’est là qu’à mon sens se situe le dérapage de la pensée. Il n’est pas raisonnable, en effet, sous prétexte de développer un grand marché de consommateurs, d’appeler les peuples d’Europe à la destruction de l’État national, fondement de la patrie et condition de la liberté.

Nous, Français, au premier rang des pays éprouvés par ce siècle, avons compris la valeur de ces deux réponses : Union atlantique, Europe. Nous y avons donc adhéré, mais nous y avons posé et nous devons continuer d’y poser une condition : le respect du fait national, et notamment, pour ce qui nous concerne, le respect de la France, de son unité, de son identité, en un mot de sa souveraineté.

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Regardons-la, notre France, et osons l’admirer telle qu’elle est, telle qu’elle vit depuis plusieurs siècles, et notamment une et indivisible depuis la Révolution dont nous allons fêter le bicentenaire. Un Alsacien est préfet à Marseille, un Breton magistrat en Corse, ou inversement, un catholique ou un athée est tour à tour à la tête de l’Université, un protestant est généralissime ou premier ministre, un fils d’émigré juif devient haut fonctionnaire, un ouvrier devient membre du gouvernement, un modéré et un communiste sont tour à tour maires d’une grande ville ou dirigeants d’une grande entreprise d’État. Hommes, femmes de toutes origines peuvent accéder à tout mandat électif, emploi public, magistrat, officier, enseignant. Il faut mesurer la rareté mais aussi l’exceptionnelle valeur d’un État de droit et de fait qui permet tout à quiconque à la seule condition qu’il soit citoyen de la Nation française. Comme seule cette appartenance et la solidarité dont elle est l’expression permettent d’instituer un pot commun des principaux impôts et des cotisations sociales afin d’en assurer une égale répartition sur le territoire et entre les Français. Comme seule cette appartenance et la solidarité dont elle est l’expression permettent la détermination du pouvoir par l’assentiment populaire. Au soir du scrutin municipal, législatif, présidentiel, le maire, le député, le président de la République sont considérés comme tels, eussent-ils été élus à une faible majorité. Il en est de même des décisions du Parlement. Une voix de majorité suffit et la loi votée est celle de tous. C’est la solidarité française qui assure la légitimité du pouvoir grâce à l’affirmation d’une majorité qui se remet en cause régulièrement et librement. C’est la solidarité française qui permet l’esprit de défense, le service militaire, la mobilisation, le sacrifice des Français contre l’invasion de n’importe quel point du territoire.

En bref, fruit de l’histoire, c’est la Nation et la Nation seule qui associe le respect des Droits de l’homme et l’autorité. C’est la Nation, donc le sentiment national, et notamment pour ce qui nous concerne la solidarité française, qui fait la démocratie et lui donne ses chances. N’oublions jamais la leçon des siècles : « les droits de l’individu sont solidaires des droits de la nation » ; mépriser ceux-ci, c’est refuser ceux-là.

Vouloir une intégration atlantique et construire une Europe sur la ruine des nations est une double erreur. Ce sont les nations, et, au premier rang, les grandes nations responsables de notre vieux monde qui feront l’union de l’Europe et sa force comme seules, elles font la trame de notre civilisation. C’est altérer l’Europe et c’est nier l’Occident que de les affaiblir, et notamment la France.

J’entends bien la réplique aux propos que je viens de tenir : votre langage s’apparente à celui de De Gaulle pour ne pas dire à celui de Richelieu.

Chers confrères, je vous dois un aveu : il y aura bientôt un demi-siècle que j’attends l’historien sincère et profond qui établira un parallèle entre le cardinal de Richelieu et le général de Gaulle ; entre le fondateur de l’État moderne et le restaurateur de la République. Il m’est déjà arrivé d’évoquer ce parallèle. C’était il y a quatre ans dans la petite ville de Richelieu en Touraine à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance du Cardinal. À cette cérémonie, M. Alain Decaux représentait l’Académie. Aujourd’hui je me bornerai à une observation, à vrai dire, capitale.

Richelieu et de Gaulle ayant tous deux reconstitué l’État, ayant ainsi rendu aux Français confiance en la France, en même temps qu’ils imposaient son respect au monde entier, ont fait de la politique étrangère la grande affaire et la raison d’être d’un État digne de ce nom. Sans doute pour Richelieu, l’Europe est l’Occident et pour de Gaulle elle n’en est qu’un des éléments. Mais derrière la volonté chez l’un de refuser l’hégémonie espagnole et chez l’autre la domination allemande d’abord, la tutelle anglo-saxonne ensuite, on découvre une conception analogue : c’est par la coopération des grands peuples responsables et de leurs dirigeants que l’Europe trouvera la paix intérieure, qui suppose la tolérance, et l’influence extérieure, qui suppose l’ardeur à participer aux affaires du monde.

À l’opposé de la conception impériale d’un Charles Quint ou d’un Napoléon, de la conception monarchique et religieuse d’un Louis XIV — à l’opposé de l’odieuse conception totalitaire et raciste d’un Hitler —à l’opposé enfin d’un conformisme plus récent qui croit à la valeur d’une Europe unifiée par une fusion de peuples affaiblis, notamment d’une France privée de son indépendance, et profondément atteinte dans son unité, de Gaulle, allant plus loin que Richelieu mais dans le même sens, affirme qu’il n’y a d’Europe que par l’association volontaire et organisée d’États nationaux solides et conscients de leurs responsabilités. La France est l’un de ces États. Richelieu et de Gaulle, loin d’être des nationalistes abusifs, comme voudraient le faire croire les ignorants et les malintentionnés, sont des précurseurs dont l’exemple mérite d’être médité et suivi.

N’est-ce pas à de Gaulle que les Européens doivent l’Europe spatiale grâce à Ariane et à Kourou, et l’Europe nucléaire grâce à Pierrelatte ? Quia fait davantage pour l’Europe d’aujourd’hui et de demain ?

Afin que la France demeure au premier rang de l’Europe et de l’union des peuples libres, nous devons savoir que, dans un ordre du monde qui demeure un ordre guerrier, ce qu’un peuple ne fait pas pour lui-même nul ne le fera. Dès lors, au doute qui s’infiltre dans notre esprit et nous invite à l’indifférence, nous nous devons d’opposer en connaissance de cause la volonté de commander l’avenir.

Une force de dissuasion n’est pas au-dessus de nos moyens financiers, et les Français sont en mesure d’élever leur économie au niveau nécessaire pour compter en Europe et dans le monde ; la solidarité sociale n’impose pas l’abandon de toute hiérarchie ni de tout commandement ; rénover l’éducation n’exige pas le préalable d’une révolution ; la coopération internationale en matière de recherche veut, à titre de première étape, une grande politique nationale de la science. La chute de notre natalité n’est pas de l’ordre de la fatalité : une politique familiale prioritaire et bien orientée peut nous rendre la jeunesse nombreuse donc ardente, qui est la première condition de notre survie.

À cet ensemble d’actions un complément est nécessaire où votre responsabilité, Messieurs, est importante : l’unité de la culture et, d’abord, l’unité de la langue. Ainsi est la France : sa culture et sa langue sont l’expression de son existence.

Au XVIIe siècle, de par la volonté de son fondateur, les travaux de l’Académie sur la langue française ont largement contribué à l’unité de notre pays. Au siècle suivant, le XVIIIe, votre mission au service de la langue a permis d’étendre l’influence de la France. Au XIXe, notre unité et notre influence étant acquises, notre langue, par un mouvement qui nous parut naturel, avait pris place parmi les langues universelles. Le siècle que nous venons de vivre a remis en cause notre influence ! Hélas, le siècle qui s’approche peut remettre en cause notre unité ! C’est dire la nouvelle nécessité de vos travaux.

La langue française est principalement attaquée par des langues étrangères dont la force vient moins de leur qualité intrinsèque que du nombre d’hommes qui les parlent. À l’intérieur de nous-mêmes, elle doit s’imposer à des langues dites « régionales » dont la promotion parfois artificielle exprime souvent une volonté de démembrement politique. La langue française se bat donc sur deux fronts. La tâche de l’Académie est de ce fait toute tracée : d’abord garantir sa qualité et rappeler les exigences de l’orthographe et de la syntaxe ; ensuite faire en sorte que l’unité de la langue serve la qualité de la culture ; enfin, encourager l’emploi de notre langue et soutenir ceux qui le font. Que notre confrère le président Léopold Sédar Senghor, que notre secrétaire perpétuel Maurice Druon, soient complimentés l’un et l’autre de leur opiniâtreté à affirmer la francophonie, désormais tâche capitale de tout gouvernement, comme le prouve, dans les jours que nous vivons, le ministère que dirige notre confrère Alain Decaux. Expression de notre unité, de notre influence, en un mot de notre souveraineté, elle nous appelle à un grand et nécessaire combat, cette langue que Clemenceau a qualifiée langue de clarté, langue d’équité, langue d’amitié, langue de liberté.

Comme dans notre monde, ainsi que nous l’ont enseigné les premiers philosophes de la Grèce antique, tout est mouvement, c’est-à-dire que tout est compétition, que tout est combat, agissons pour que la France soit forte afin que le camp de la liberté soit le plus fort ! C’est ainsi et ainsi seulement que sous la forme de l’espérance raisonnée dont a parlé Louis de Broglie, nous nous donnerons une chance de réconcilier un jour science et politique et de réaliser progressivement le rêve du Siècle des lumières.

« Voici qu’il est temps maintenant de s’arrêter, de prendre sur une planchette de ma bibliothèque les Pensées de Marc Aurèle et, comme le grand empereur stoïcien, de se tourner vers soi-même. Marc Aurèle remercie ses maîtres Appolonius, Rusticus, Alexandre le Platonicien, Sextus, Maxime et rend grâces aux dieux de les avoir connus. » Mon père commence en ces termes la dernière partie de la leçon inaugurale qu’il prononça, le 15 mars 1933, dans le grand amphithéâtre de la faculté de médecine de Paris.

Plus d’un demi-siècle écoulé, je reprends ce geste d’autant plus à mon compte qu’en tête de mes maîtres vient mon père, Robert Debré, que beaucoup d’entre vous ont connu au point que j’ai bénéficié de l’amitié qui lui était portée. Au-delà de son affection et de sa confiance, je lui dois le sérieux dans l’exercice de son métier, le goût de la science et le respect des savants, l’esprit de tolérance et la volonté de justice, l’amour de la République et la foi dans le progrès. Il eût été heureux de me savoir l’un des vôtres, Messieurs, et m’eût approuvé de vous remercier de l’honneur et de la joie que je vous dois. Mon beau-père, Charles Lemaresquier, qui fut si longtemps membre de l’Académie des beaux-arts, eût exprimé le même sentiment.

Ce fut, en effet, un honneur que de lire publiquement l’éloge de ce grand homme de France que fut le duc Louis de Broglie. C’est avec joie que je me suis efforcé de résumer les orientations qui me paraissent nécessaires à la fierté des Français et à la vitalité comme à la grandeur de notre patrie. Que citoyennes et citoyens se souviennent toujours que leurs libertés et leur dignité sont liées à l’indépendance et à la puissance de la France ! Qu’ils se souviennent également de la phrase d’un des généraux les plus illustres de la deuxième guerre mondiale : « Rien ne remplace la victoire » !


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