Le président russe fait certes désormais face à une opposition décimée, mais aussi à un regain de protestation de la classe moyenne et à l’aggravation des fissures dans les cercles proches du pouvoir.
Comme dans le film Casablanca, les «usual suspects» ont été arrêtés après l’assassinat à Moscou de Boris Nemtsov. En Russie, ce sont les Tchétchènes. Les autorités leur avaient déjà imputé l’assassinat en 2006 de la journaliste Anna Politkovskaïa, sans que les véritables commanditaires du crime aient été ni inquiétés ni même retrouvés.
L’arrestation des cinq Tchétchènes dans le cas Nemtsov montre que rien, apparemment, n’a changé en une décennie dans le royaume de Poutine. Et pourtant, «l’assassinat de Nemtsov représente un point de non-retour, une déstabilisation radicale de la situation politique en Russie, dont les conséquences ne sont pas encore imaginables», écrit le journal Novaïa Gazeta, un des rares organes de la presse écrite qui reste indépendant du Kremlin.
Trois scénarios possibles
Quelles peuvent être ces conséquences? Il est encore trop tôt pour en juger mais trois hypothèses peuvent être avancées: un regain de protestation de la classe moyenne, un coup fatal porté à l’opposition, l’aggravation des fissures dans les cercles proches du pouvoir.
Figure de l’opposition, même s’il en avait cédé le leadership à Alexis Navalny, Boris Nemtsov a été tué à la veille d’une manifestation «anticrise» qui devait être organisée, le dimanche 1er mars à Moscou, pour dénoncer la détérioration de la situation économique mais aussi la guerre en Ukraine. La mairie de Moscou avait interdit tout rassemblement dans le centre de la capitale et personne ne sait combien de personnes se seraient rassemblés dans un quartier périphérique. Depuis les grandes manifestations de l’hiver 2011-2012, l’opposition n’a plus réussi de fortes mobilisations.
Le cortège qui a finalement été autorisé au pied des murailles du Kremlin en hommage à Boris Nemtsov a rassemblé environ 50.000 personnes. Il a été le plus important depuis le retour de Vladimir Poutine. Les prochains mois diront s’il marquait un renouveau de l’opposition ou si c’était le chant du cygne d’une contestation que le président russe a habilement réussi à étouffer. Il a utilisé toute la gamme des moyens de répression à sa disposition contre les plus récalcitrants. Et joué sur la propagande patriotique pour déconsidérer comme «traitres» membres d’une «cinquième colonne» les quelques critiques de la politique étrangère officielle.
Boris Nemtsov assassiné, Alexis Navalny en prison –aux arrêts pour quinze jours afin qu’il ne puisse pas participer à la manifestation du 1ermars, mais sous le coup de deux condamnations avec sursis dans des affaires de corruption montées de toutes pièces –, Gary Gasparov contraint à l’exil… l’opposition est décapitée.
Sa mise au pas ne date pas de la crise ukrainienne. Le mouvement de Maïdan à Kiev a certes renforcé la crainte qu’éprouve Vladimir Poutine de voir un soulèvement populaire replonger la Russie dans le chaos. Il a suscité la création d’un «mouvement anti-Maïdan» qui manifeste contre le danger largement imaginaire d’une subversion populaire.
Ne pas réformer pour ne pas s'affaiblir
Mais cette véritable hantise est beaucoup plus ancienne. Elle daterait même de son séjour à Dresde à la fin des années 1980. Le colonel Poutine s’était trouvé assiégé dans le bâtiment du KGB par la foule est-allemande scandant «Nous sommes le peuple!»
Son expérience dans l’Allemagne communiste agonisante lui a enseigné ce que Tocqueville avait écrit un siècle et demi plus tôt: les régimes autoritaires ne sont jamais plus vulnérables que quand ils commencent des réformes. C’est aussi, pense Poutine, ce qui a perdu l’URSS et il ne répètera pas l’erreur de Gorbatchev.
L’obsession a été renforcée par les «révolutions de couleur» en Géorgie en 2003 et en Ukraine en 2004, puis par les printemps arabes de 2011 qui ont conduit à la fuite des hommes forts en Tunisie et en Egypte. Pour le président russe, ce n’est pas une coïncidence si c’est cette même année 2011 que les plus grandes manifestations se sont développées en Russie. La protestation contre la fraude électorale n’est pour lui qu’un prétexte qui a été utilisé par les officines occidentales pour tenter de déstabiliser la Russie et de le faire tomber comme Ben Ali et Moubarak.
A partir de sa réélection en mars 2012, Poutine n’aura de cesse de resserrer son emprise sur les rouages du pouvoir et d’annihiler toute velléité d’opposition. Le mouvement de 2011-2012 n’a pas de chef –ou il en a plusieurs ce qui revient au même–, pas de programme au-delà de l’antipoutinisme et l’aspiration à une plus grande liberté politique.
Miser sur le nationalisme
Il a été alimenté par la nouvelle classe moyenne qui s’est développée pendant la décennie de stabilité et de croissance économique à peine interrompue par la crise de 2009. Ces enfants de l’ère Poutine –il a été élu président pour la première fois en 2000– veulent vivre comme en Europe et ils se sont sentis brimés par un système politique qui n’accepte aucune déviance. La répression, la crise économique et la propagande nationaliste consécutive à la guerre en Ukraine les ont fait rentrer dans le rang. Poutine a retrouvé les taux de popularité qu’il avait en 2008 –plus de 80%– alors qu’en 2012 80% des Russes interrogés par les instituts de sondage ne voulaient pas qu’il se représente en 2018, selon les chiffres cités par Fiona Hill dans son livre Mr Putin: Operative in the Kremlin (non traduit).
En 1999, comme premier ministre, et en 2000, comme président, Poutine a assis son pouvoir sur la deuxième guerre de Tchétchénie. En 2014, il a misé, une fois encore, sur le nationalisme et le populisme pour renforcer son pouvoir contre une opposition coupée de la majeure partie de la population imperméable aux idées démocratiques.
Est-il convaincu par l’idéologie conservatrice et anti-occidentale qu’il professe désormais ou s’en sert-il uniquement comme d’un instrument de pouvoir? La réponse n’est pas évidente mais il est clair en revanche que les forces qu’il a libérées risquent d’échapper à son contrôle et ériger en vérité révélée ce qui n’était peut-être qu’un expédient politicien.
Se méfier de l'intérieur
L’histoire de l’Union soviétique a montré que dans un régime autoritaire la contestation ne pouvait guère venir que de l’intérieur du système. Poutine en est conscient. Il s’est entouré de ses amis de Saint-Pétersbourg et du KGB, tout en prenant soin de renouveler périodiquement le premier cercle pour éviter la création de fiefs susceptibles de faire contrepoids à son pouvoir. La corruption et les prébendes, la tenue de dossiers compromettants d’autant plus menaçants qu’ils restent secrets et la disgrâce de proches forcent la loyauté.
Ce qui n’empêche pas des voix discordantes de se faire parfois entendre. Les oligarques sont inquiets de la détérioration de la situation économique, de la baisse du rouble, de l’inflation, des restrictions aux voyages à l’étranger, qu’elles soient dues aux sanctions occidentales ou à la «préférence nationale» pour le tourisme.
Selon Bloomberg, les vingt et une personnes les plus riches de Russie ont perdu 53 milliards d’euros en 2014. Elles savent qu’elles doivent leurs fortunes à Vladimir Poutine et ne sont pas prêtes à le critiquer au risque de tout perdre mais elles ne veulent pas se sacrifier pour lui.
Un vieil apparatchik soviétique qui a servi comme ministre des affaires étrangères et comme premier ministre sous Eltsine, Evgueni Primakov, 86 ans, a fait entendre récemment une petite musique douce aux oreilles des «modernistes» de l’appareil. Il faut cesser de combattre, a-t-il dit, «la menace inexistante de révolution de couleur», donner la priorité à l’économie, y compris en coopération avec les Etats-Unis et l’Europe malgré les sanctions. Vu son âge et ses états de service (y compris au KGB), Evgueni Primakov ne risque pas grand-chose en faisant passer un message opposé à la doctrine officielle. Il n’en dit pas moins ce que beaucoup dans l’élite du régime osent à peine penser pour ne pas déplaire au chef.