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Auschwitz, Buchenwald, Dachau... Et le monde découvrit l'enfer

En 1945, la libération des camps par l'Armée rouge provoqua une onde de choc. L'historienne Annette Wieviorka la fait revivre à travers le périple du reporter américain Meyer Levin, premier à prendre la mesure de l'univers concentrationnaire. À la mémoire des survivants succèdera, des années après, une mémoire de la Shoah.

Dachau: le premier camp de concentration ouvert en 1933. Ici, un Russe de 18 ans en 1945 photographié par Éric Schwab, compagnon de route du reporter Meyer levin

Le 5 avril 1945, dans le Land de Thuringe, alors que le IIIe Reich, pris en tenaille par les Alliés et l'Armée rouge, s'effondre, deux journalistes au coeur aventureux s'écartent de la division américaine à laquelle ils sont rattachés pour prendre des chemins de traverse. Au volant, Meyer Levin (40 ans), originaire de Chicago, correspondant de la Jewish Telegraphic Agency, une agence de presse alimentant une presse juive alors dynamique et variée. Meyer, qui se fait aussi appeler Mike -plus yankee- est par ailleurs auteur de six romans. Quelques mois plus tôt, il loge à l'hôtel Scribe, à Paris, en compagnie de Hemingway et d'Orwell. C'est là qu'une jeune fille rangée nommée Simone de Beauvoir découvre le spam, le jambon épicé (spicy ham) des boîtes des rations américaines.  

A la droite du chauffeur, Eric Schwab (35 ans), photographe de la toute nouvelle Agence France Presse : un type "de la race des Capa, de ces reporters intrépides qui s'approchent au plus près du combat, au mépris de leur vie parfois", selon son acolyte. Avant guerre, Schwab est photographe de plateau pour le cinéma, puis de mode. En juin 1940, il est fait prisonnier dans la poche de Dunkerque. Il s'évade et rejoint Paris. On ne sait pas grand-chose de sa vie jusqu'à la Libération et son nouvel emploi. 

Des corps entassés comme des bûches

Ce 5 avril, les deux journalistes croisent "des squelettes au crâne rasé et aux yeux fiévreux enfoncés dans les orbites" : des "cadavres vivants", diront les premiers articles de la presse internationale. La Jeep débouche sans le savoir sur le camp d'Ohrdruf, près de la ville de Gotha. Au sol, des cadavres répartis en cercles, un trou laissé dans le crâne par la balle qui les a achevés. Dans un hangar, des corps entassés comme des bûches, à hauteur d'homme. Sur une colline, des cadavres brûlant sur une sorte de gril inséré dans une fosse de la taille d'une piscine. "Nous faisions des bûchers comprenant trois rangées de corps séparées par des couches de rondins, leur raconte un témoin. La première couche de rondins était disposée sur deux rails parallèles et nous arrosions avec du goudron avant d'y mettre le feu. Pendant la combustion, nous devions parfois retourner les cadavres pour n'avoir que des cendres une fois le feu éteint." 

 

Les généraux américains Eisenhower, Bradley, Patton et Eddy devant les restes d'un bûcher

Le 12 avril, le commandant en chef des forces alliées, Dwight Eisenhower, et les généraux Bradley et Patton visitent ce camp satellite de Buchenwald, passé à la trappe de l'Histoire. "On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il se bat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat", déclare "Ike". Patton, un "dur", s'éclipse discrètement pour aller vomir derrière un baraquement. 

C'est en quelque sorte "embedded" dans la Jeep des deux reporters que l'historienne Annette Wieviorka, grande spécialiste de la mémoire de la Shoah, fait revivre, soixante-dix ans après, la libération des camps, de Paris à Terezin en passant par Buchenwald et par Dachau. Son livre 1945. La Découverte mêle avec brio et concision choses vues, analyse du système concentrationnaire, confrontation des mémoires d'hier et d'aujourd'hui. Eric et Meyer, nous apprend-elle, ont chacun une mission cachée. Le premier est à la recherche de sa mère, une juive de Berlin, séparée de son père, un Français de Nancy. Le second veut témoigner de ce que le grand historien américain Raul Hilberg nommera "la destruction des Juifs d'Europe". Mais le sujet n'intéresse pas grand monde. 

Le premier reportage de Levin, daté du 18 septembre 1944, porte sur le nouvel an juif, Rosh Hashana, célébré dans Paris libéré. Ses dépêches sur la résistance juive et le sort des enfants sauvés par des Français de toutes conditions deviendront les thèmes de recherche des historiens vingt-cinq ans plus tard. Meyer-Mike est un précurseur. Mais, absorbé par sa mission, il néglige la libération des premiers camps : Lublin-Majdanek (24 juillet 1944) et Auschwitz (27 janvier 1945) côté soviétique ; Natzweiler-Struthof (23 novembre 1944), en Alsace, côté américain.  

Les camps sont libérés au hasard des opérations militaires. Les Alliés connaissent leur existence, mais en ignorent la réalité et, surtout, ne les considèrent pas comme un but de guerre. La priorité, c'est la capitulation du IIIe Reich. A l'exception d'Auschwitz, où se trouvent encore 7000 détenus (sur une population maximale de 130 000), parmi lesquels Otto Frank, le père d'Anne, et Primo Levi, futur auteur de Si c'est un homme, les camps sont vides. Les détenus ont été liquidés sur place, transférés dans d'autres camps ou envoyés sur les routes dans les "marches de la mort". Aussi les premiers reportages mettent-ils l'accent sur les "camps de torture" nazis, les "atrocités" allemandes. Rien sur un "univers concentrationnaire". La formule est utilisée pour la première fois un an plus tard par le résistant David Rousset, qui en fait le titre de son livre-témoignage, prix Renaudot 1946.

Environ 250000 personnes furent emprisonnées à Buchenwald et 56000 y trouvèrent la mort

Terezin, l'ultime étape de nos reporters motorisés, a aussi ses particularités. C'est un camp ghetto réservé à certaines catégories de juifs du "Grand Reich" (Allemagne, Autriche, protectorat de Bohême-Moravie) : anciens soldats de Guillaume II, fonctionnaires, médecins, artistes, chercheurs, bref, le gratin du judaïsme germanophone. Terezin a une autre fonction : c'est un camp leurre, un outil de propagande qui a berné la Croix-Rouge. C'est là qu'Eric le photographe retrouve sa mère, "une femme frêle, aux cheveux blancs, un bonnet blanc d'infirmière sur la tête". 

La mémoire du génocide confinée aux survivants

De la destruction des Juifs d'Europe, de la "Solution finale", de ce que le langage commun nomme aujourd'hui Shoah, il n'est pas question dans l'immédiat après-guerre. Pas plus que d'Auschwitz. Ne serait-ce que parce que la majorité des témoignages viennent des camps de l'Ouest, alors que l'extermination a eu lieu dans l'Est, dans les camps polonais. La mémoire du génocide est confinée aux survivants. 

"Les rescapés sont certes accueillis, mais leurs récits sont inaudibles, remarque l'historienne. Et, aux Etats-Unis, en France, comme en Israël, on leur suggère de se taire. C'est le temps des combattants, des héros, et celui de la suspicion sur les victimes." L'image dominante est celle du déporté résistant héroïque, interné à Buchenwald, celle de Nuit et brouillard (1955), d'Alain Resnais, le film le plus projeté dans les écoles de la République. Même constat dans la littérature, où l'idée qui prévaut est que seuls les survivants peuvent témoigner. "Les hommes normaux, écrit David Rousset, ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Les concentrationnaires savent." 

L'interrogation morale domine -comment peut-on en arriver là, que signifie une telle déchéance sur la nature de l'homme? -chez Robert Antelme (L'Espèce humaine, 1947), mari de Marguerite Duras, et Louis Martin-Chauffier (L'Homme et la bête, 1947). Le journaliste Meyer Levin n'est pas en reste : "Les hommes avaient en eux ce qui leur a permis de faire cela et nous étions de la même espèce", écrit-il dans In Search (1951), récit de sa découverte des camps, doublé d'une réflexion sur l'identité juive, bien avant les écrivains de l'"école de New York", Malamud, Bellow, Roth (Philip). L'une des rares tentatives d'appréhender le système est celle d'Eugen Kogon, catholique autrichien déporté de 1939 à 1945, auteur de L'Etat SS, mi-témoignage, mi-enquête.  

Le changement d'angle s'opère en 1961, avec l'ouverture du procès d'Adolf Eichmann, ordonnateur de la "Solution finale", responsable du rassemblement puis du transport des Juifs vers les camps de la mort. Ce procès fait appel aux témoins, "seul moyen, de faire toucher du doigt la vérité", selon le procureur général, l'Israélien Gideon Hausner. Pour la première fois, le sort spécifique des Juifs et la distinction entre camps de concentration et camps d'extermination sont appréhendés. En 1973, les organisations juives américaines se fixent l'objectif de conserver la mémoire de l'"Holocauste" (étymologiquement, "sacrifice par le feu"), avec une majuscule. Les cours sur le sujet se multiplient dans les universités américaines. Quatre ans plus tard, le feuilleton hollywoodien du même nom, croisant le destin de deux familles allemandes, l'une juive, l'autre nazie, est vu par plus de 120 millions de téléspectateurs, ancrant un peu plus le terme dans le monde anglo-saxon. 

L'histoire des camps bascule vers celle de la "destruction des juifs"

En France, le passage du déporté-résistant au déporté "racial" s'opère par le biais des publications sur La France de Vichy (1973), titre du livre de l'Américain Robert Paxton, puis de Vichy et les Juifs (1981), coécrit avec Michaël R. Marrus. L'interview par L'Express, en 1978, de l'ancien commissaire général aux Questions juives Darquier de Pellepoix, puis, la même année, l'article du négationniste Robert Faurisson, enfin le procès de Klaus Barbie (1987) et celui de Maurice Papon (1998) font basculer un peu plus l'écriture de l'histoire des camps vers celle de "la destruction des Juifs d'Europe". Jacques Chirac, dans son discours de 1995 sur la rafle du Vel d'Hiv ("Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français") officialise en quelque sorte ce glissement de sensibilité.  

Entre-temps, le mot hébreu "Shoah" (anéantissement), en usage en Israël, s'impose, avec l'imprimatur de l'Association des professeursd 'histoire-géographie, puis la diffusion du fil mde Claude Lanzmann, en 1985 : un documentaire de neuf heures trente minutes, l'un des plus longs de l'histoire du cinéma, refusant les images d'archives ("Elles pétrifient la pensée et tuent toute puissance d'évocation"), au profit des témoins rejouant leur "rôle", cheminot, coiffeur...  

Malgré les polémiques lexicales (un "holocauste" n'est-il pas un sacrifice offert à Dieu? "Shoah" n'est-il pas utilisé dans la Bible pour désigner des catastrophes naturelles?), l'extermination des juifs, de périphérique, devient centrale tandis que, dans les représentations, Auschwitz se substitue à Buchenwald. Quitte à absorber toute la criminalité nazie, au détriment de ses autres pans. Dans les années 1990, Meyer Levin a gagné son pari : "Faire reconnaître l'identité juive des victimes d'Hitler", conclut Annette Wieviorka. Mais, disparu en 1981, ce "don Quichotte" dont "les ailes du moulin" étaient en "forme d'étoile juive", selon l'expression de sa femme, Tereska Torrès, n'est plus là pour s'en féliciter. 

1945. La Découverte, par Annette Wieviorka. Seuil-AFP-Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 284p., 19,50€. 

Du même auteur, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l'oubli (Plon, 1992). 


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