Le cessez-le-feu conclu vendredi 5 septembre à Minsk avec les séparatistes prorusses des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk n'a duré que vingt-quatre heures. Dans la nuit de samedi à dimanche, leurs tirs d'artillerie lourde ont repris aux abords du port de Marioupol, sur la mer d'Azov.
A Kiev, cet accord fut reçu comme un mal nécessaire. Il s'agissait d'éviter de nouvelles victimes civiles et militaires, de libérer les soldats prisonniers, mais aussi de rassurer Berlin, Bruxelles et Washington – dont les préférences vont vers une solution diplomatique à la guerre, quel qu'en soit le prix à payer pour l'Ukraine – et enfin de laisser l'armée en lambeaux se ressourcer. Rares étaient cependant ceux qui croyaient que le cessez-le-feu allait durer. Beaucoup étaient en colère face au cynisme de la Russie, cet agresseur qui agit sous l'anonymat.
En effet, Moscou privilégie des modes opératoires de contournement pour déstabiliser l'Ukraine. Des citoyens russes, d'anciens militaires ou agents des services de sécurité, qui avaient combattu dans d'autres guerres, prêtent main forte aux séparatistes du Donbass. Pour le Kremlin, il s'agit de simples volontaires. Beaucoup ont été recrutés par des bureaux de recensement militaire, ces relais locaux du ministère de la défense russe. Lorsqu'à la mi-août des soldats contractuels russes avaient été faits prisonniers dans le Donbass sont exhibés par Kiev, M. Poutine nie. Pour lui, ces militaires « se seraient égarés », alors qu'ils étaient en exercice militaire. Le Kremlin récuse aussi les accusations de fourniture d'armes lourdes et de chars aux séparatistes qui n'avaient pourtant que des fusils mitrailleurs.
Enfin, le cynisme de M. Poutine révolte parce qu'il demande la reconnaissance des républiques autoproclamées du Donbass sous forme d'un Etat jusque-là inconnu, « Novorossia » ou « Nouvelle Russie ». Une commande d'Etat a même été placée auprès des historiens russes pour en écrire l'histoire officielle. D'autres régions du sud-est de l'Ukraine, telles Kharkiv, Dniepropetrovsk ou Odessa, peuplées, entre autres, de Russes et de russophones, auraient vocation à y adhérer à terme. Cette confusion entre populations russes et russophones souligne leur proximité avec la Russie et la responsabilité pour celle-ci de les protéger.
C'est dans ce contexte de guerre « anonyme » qu'il faut comprendre la radicalisation de la société ukrainienne et une évolution en cours de ses préférences géopolitiques et sécuritaires. D'après les récentes enquêtes d'opinion, 44 % d'Ukrainiens souhaitent l'adhésion à l'OTAN, alors que 35 % sont contre. Ce ratio était inverse il y a encore six mois. L'Alliance atlantique est ainsi perçue, pour la première fois depuis des années, comme la seule à même d'aider l'Ukraine à faire face à la Russie. Et c'est l'effet pervers de l'agression militaire russe. Du côté de l'OTAN, la réponse est tiède. Au dernier sommet de l'Alliance, qui s'est tenu à Newport (Royaume-Uni), les 4 et 5 septembre, il a été décidé d'accorder une assistance militaro-technique à l'Ukraine, mais de ne pas engager d'opération militaire sur son sol.
Entre-temps, la guerre apporte son lot de victimes : près de 2 600 morts, dont 900 militaires, d'après un bilan provisoire. La guerre pousse les civils à fuir les zones des combats pour se retrouver à des centaines de kilomètres de chez eux, sans toit ni travail. Le Haut Commissariat aux refugiés de l'ONU dénombre près de 230 000 et 300 000 déplacés internes en Ukraine et 283 065 refugiés dans les Etats voisins. Enfin, ceux qui restent, n'ayant pas les moyens de fuir, vivent exposés à des bombardements de part et d'autre et passent des semaines reclus dans des caves d'immeubles, privés d'eau, manquant de nourriture, sans gaz ni électricité.
UN ETAT EN MIETTES
Les métastases de la guerre se propagent partout en Ukraine. Les paysages en sont transfigurés. Des barrages de sécurité sont élevés aux abords des villes et des infrastructures stratégiques dans l'est et au sud. Des tranchées sont creusées pour empêcher l'éventuelle avancée des chars russes ou des séparatistes. Dans le Donbass, des infrastructures routières sont en ruine. Des immeubles d'habitation affichent des façades criblées de balles, des vitres soufflées, des trous béants. Les champs sont minés. Face aux risques d'obus ou de mines non explosés, une campagne de sensibilisation a été lancée, le 1er septembre, dans près de 2 000 écoles de la région.
Enfin, la guerre mobilise ceux qui restent à l'arrière. A Kharkiv, Kiev ou Lviv, les volontaires sont légion à collecter des fonds, acheter des provisions, des munitions ou encore des médicaments pour l'armée. Tout le monde connaît maintenant en Ukraine le nom de « Celox », ce produit coagulant d'urgence qui arrête les hémorragies artérielles ou veineuses fatales et qui peut sauver des vies de soldats.
En l'absence de confiance dans les circuits officiels, ces volontaires acheminent eux-mêmes ces produits dans la zone de guerre. A bien des égards, ils remplacent l'Etat ukrainien. Rongé par la corruption de ses élites, celui-ci est en miettes. Les caisses sont vides, l'armée est en déroute et les frontières sont poreuses, avec une présence militaire ennemie sur son sol. Mis à part ces Ukrainiens mobilisés, qui voudrait aujourd'hui de cet Etat en guerre ?
Ioulia Shukan (Maître de conférences à l'université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique)