La stratégie adoptée par Vladimir Poutine en Ukraine nous conduit à penser en termes de guerre froide. Mais nos divisions et nos peurs nous condamnent à l’impuissance. Ce qui se joue à Kiev est pourtant l’avenir de l’Europe.
Un cessez-le-feu fragile ne modifie en rien le défi auquel nous devons faire face en Ukraine et que l’on pourrait résumer en ces termes. Comment contenir l’instinct révisionniste d’un ex-empire qui joue de l’humiliation avec un habile mélange de ruse et de brutalité ?
Dans la crise ukrainienne, il est presque trop facile d’énumérer les faiblesses structurelles de l’Union européenne et des Etats-Unis. A bien des égards, les sanctions économiques sont « un village Potemkine ». Elles ne peuvent à elles seules dissuader Moscou. Nous faisons appel à la rationalité économique au moment où Poutine se drape derrière un nationalisme tout aussi ombrageux qu’anachronique. Que peut la raison face à la passion, surtout quand celle-ci dispose à son service de toutes les armes de la propagande ? Il y a de fait une inadéquation totale entre les armes que nous brandissons – les sanctions – et la nature même de la crise. Mais ce divorce est le reflet de notre embarras et, au-delà, en réalité de notre impuissance, et plus profondément encore pour la majorité des pays de l’Union, sinon pour les Etats-Unis, de notre manque d’intérêt. Personne ne veut mourir pour Donetsk, ni pour Odessa, pas même pour Kiev. Hier, dans le cadre de la guerre froide, au lendemain de l’invasion de Prague par les troupes soviétiques, notre politique avait consisté à « ne rien faire, bien sûr », alors même que la menace soviétique était perçue comme le danger principal, sinon unique. Aujourd’hui, et c’est peut-être la meilleure carte de Moscou dans sa partie d’échecs avec les démocraties occidentales, l’adversaire a les yeux largement tournés ailleurs. La menace du terrorisme islamique au Moyen-Orient et en Afrique ne nous touche-t-elle pas plus directement ? La Russie, comme l’URSS hier, recrute peut-être des agents d’influence dans notre camp, mais pas de futurs apprentis terroristes, qui constituent comme une version sinistre des « brigades internationales » derrière un drapeau noir qui n’est plus celui de l’anarchie, mais celui de la barbarie.
Dans ce contexte, nos divisions sont trop profondes, notre intérêt trop distant, nos peurs trop grandes. Il suffit de regarder les journaux télévisés européens. En France, on parle avant tout de la crise intérieure française, en Grande-Bretagne de l’Ecosse à la veille du référendum. Seule l’Allemagne, parmi les grands d’Europe (avec la Pologne, bien sûr), consacre ses gros titres à la crise à l’est de notre continent : histoire et géographie obligent !
« Que voulez-vous, on ne va quand même pas faire la guerre à la Russie pour l’Ukraine ! » A l’université d’été du Medef cette année, je me suis retrouvé à débattre dans une table ronde avec des intervenants qui mettaient l’accent, le premier sur le fait que « l’Ukraine n’était pas notre problème » et le second sur « l’étroitesse des liens entre la Russie et l’Europe » et donc la différence fondamentale qui pouvait exister entre les Etats-Unis et nous sur cette question.
Rien ne serait certes pire que de nous laisser à nouveau entraîner à promettre à l’Ukraine ce que l’on ne tiendra pas. Il n’y a pas de consensus en Europe aujourd’hui sur l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, et encore moins dans l’Otan, même si Moscou fait tout pour nous faire changer de position. Il n’existe pas non plus de consensus pour livrer des armes à l’Ukraine, même si la menace de telles livraisons peut devenir nécessaire dans une négociation politique musclée avec Poutine.
Car nous ne sommes pas condamnés à l’impuissance et à la résignation face à l’application par Moscou d’une version moderne de la stratégie du salami des temps soviétiques, sinon de celle pratiquée par l’Allemagne nazie avant 1939 : après la Géorgie et l’Ukraine, qui demain ? Certains commentateurs vont jusqu’à craindre que la Russie ne rêve de revenir aux frontières de l’Europe d’avant 1989…
Une guerre « hybride »
La situation n’est pas désespérée pour peu que nous fassions preuve de lucidité, d’imagination et d’un minimum de courage. La lucidité consiste à lutter contre la propagande et le mensonge systématique dont fait preuve Moscou. La Russie mène en Ukraine une guerre dite « hybride », avec des « volontaires » qui ont tout des qualités des régiments de son armée – armements inclus –, à l’exception des uniformes.
Renforcer la protection des états Baltes et des autres membres de l’Otan qui se trouvent à l’est et au centre de l’Europe est le minimum que l’on puisse attendre des pays de l’Alliance : les décisions prises à Newport doivent être mises en œuvre sur le terrain.
Poutine nous condamne par son attitude à penser en termes de guerre froide. Il faut donc nous inscrire dans la durée face à un régime qui ne nous offre pas d’autres choix, mais qui – plus encore que l’URSS d’hier – est beaucoup plus faible qu’il ne veut le laisser entendre. Moscou a pu satisfaire à court terme le nationalisme de ses citoyens en grignotant des bouts de Géorgie puis d’Ukraine. Mais s’il veut continuer à « détricoter » le système de sécurité sur lequel est basée l’Europe depuis 1991, Poutine doit savoir qu’il risque de se retrouver bien seul, avec une économie chancelante. L’Union européenne a-t-elle enfin pris conscience de ce qui est en jeu ? Il ne s’agit pas seulement en effet d’éviter que la loi du plus fort ne s’applique sur le continent européen.
Contrairement à ce que peuvent dire certains, l’Ukraine est notre problème, elle est même le problème central de l’Europe aujourd’hui, avec la montée des populismes. Dans les deux cas, ce qui est en jeu, en effet, c’est l’avenir de la démocratie, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Union.
Dominique Moïsi
Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’Ifri.