Mardi 6 juin 1944: la nouvelle du débarquement allié sur les plages de Normandie est répercutée à travers toute l'Europe, soulevant un immense espoir auprès des victimes du nazisme.
Le soir même, l'annonce tant attendue arrive au camp de Buchenwald, au coeur du Reich. Jacques Moalic, 21 ans, futur correspondant de l'AFP au Congo, à Alger et Hanoï, puis chef des informations générales, apprend la nouvelle avec ses camarades déportés. Il avait été arrêté en octobre 1943 par la police allemande alors qu'il tentait de rejoindre l'Angleterre. Jacques Moalic ne retrouvera la liberté qu'en avril 1945 lorsque l'armée du général Patton entre dans le camp de Buchenwald.
Pour le 50e anniversaire du débarquement, en juin 1994, il avait livré son témoignage et celui d'autres déportés.
"Camp de concentration de Buchenwald: le soleil est déjà bas quand le commando de travail "Bau drei" ("Bâtiment trois"), une trentaine de déportés, presque tous français, rentre à pied au camp...
A peine le portail de fer forgé franchi, un autre déporté français, inconnu, arrive avec un visage presque extasié et murmure, sur le ton du cri réprimé: "Ils ont débarqué. Officiel. Les Allemands l'ont confirmé".
Après une journée ordinaire passée à remblayer la voie ferrée qui monte de Weimar -une tâche impossible: à chaque passage d'un train, le ballast s'effondre, on relève au cric les rails, on bourre les traverses, puis survient un autre train et on recommence, le "Bau drei" étant ainsi l'incarnation moderne du mythe de Sisyphe et de l'absurdité SS - c'est la course vers le baraquement, le Block 34, où les questions fusent aux camarades rentrés auparavant: "Où? Comment"? En même temps, l'effervescence et la joie sont retenues et la consigne est: "Du calme, du sang-froid, attention, les SS vont devenir nerveux".
Dans un angle de la baraque est suspendu un haut-parleur. Il répercute les ordres des SS et, deux fois par jour, donne les communiqués du Haut Commandement de la Wehrmacht. A 12h30, une voix anonyme a annoncé que "les anglo-américains ont tenté de prendre pied en Normandie" et que "les contre-attaques sont en cours". Des noms de lieux sont cités: Saint-Lô, Caen... "Quel jour sommes-nous?", demande soudain quelqu'un. "Mardi, mardi 6 juin".
Aussitôt, malgré les consignes de calme, la même antienne revient sur toutes les lèvres: "A Noël, on est à la maison". Celui qui en douterait est "un défaitiste". L'illusion et le rêve envahissent les têtes, comme une drogue pernicieuse et souvent mortelle. En, réalité, tout à leur joie et sans le savoir, des milliers de déportés sont à des années-lumière de la délivrance...
-Extrême prudence-
"Grimaux" est l'un des rares qui aient entendu le communiqué de la Wehrmacht. Il a écouté sans sourciller. Un ou deux Français du camp savent qu'il s'appelle en réalité Christian Pineau, qu'il est l'un des chefs de la Résistance. Dans moins d'un an, il troquera son matricule 38.418 et son pseudo contre un poste de ministre socialiste dans le gouvernement du général de Gaulle.
Ce 6 juin au soir, les déportés de Buchenwald sont des privilégiés. Ailleurs, l'information ne filtre que par des voies clandestines et périlleuses.
Là, où les déportés se sont structurés, même dans les camps d'extermination comme Birkenau, des noyaux très fermés de prisonniers sont parvenus à rompre l'isolement en bricolant des appareils de réception. A Dora, où se construisent les fusées V2, raconte Jean-Michel, qui y fut enfermé, quatre détenus, trois Français et un Tchèque, employés au Revier (dispensaire) du camp, parviennent à capter, vers huit heures du matin la BBC, laquelle indique déjà que le débarquement "a réussi".
Avec une extrême prudence, des détenus profitent de leur emploi pour écouter les informations sur les postes des SS eux-mêmes. Ainsi, le matin du 6 juin à Dachau: des employés du mess des officiers apprennent le débarquement et répandent la nouvelle. Ailleurs, le bouche à oreilles joue, sans que l'on sache l'origine ou la source. A Ravensbruck, le camp des femmes, une Française, Hélène Fredin, se souvient: "Notre commando allait au travail, lorsque notre contremaître, une détenue polonaise, nous a chuchoté: les Anglais ont débarqué. Surtout, ne manifestez pas...".
Le récit de la future journaliste Brigitte Friang est pittoresque, presque incongru. Elle voit apparaître "une belle Ukrainienne", la "stubova" de la baraque (chargée de la discipline): "Dans son français amusant, elle réclame le silence. "Mesdames, annonce-t-elle, les Alliés ont débarqué en France..." Nous nous sommes toutes levées et sommes tombées dans les bras les unes des autres".
Tragique, par contre, le sort des milliers de déportés dispersés dans des commandos extérieurs, où n'existent que les barbelés, les miradors et quelques planches, où l'on creuse les tunnels, où l'on démine, où les chances de survie dépassent rarement quelques semaines. Ici, le débarquement n'est souvent qu'une rumeur entre d'autres rumeurs. A Ellrich, l'un de ces commandos meurtriers, au débouché des souterrains de Dora, Joseph Jourden, un solide Brestois, apprend le débarquement, de son kapo, Tony: "Il nous a appris que les Américains avaient débarqué, sans plus. Il ne savait ni quand, ni où...".