publié le 02/04/2014 à 05h00 par Hervé de Chalendar, photos Thierry Gachon
Certaines vies égalent les fictions. Celle de Jean-Louis Klée, enfant de Katzenthal qui s’est illustré comme espion dans l’Europe des années 30 avant de refaire sa vie en Amérique du Sud, a
alimenté bien des fantasmes. Le journaliste Jean-Marie Stoerkel rétablit la vérité, et elle vaut la légende.
Portrait de Jean-Louis Klée et, en fond, de son village natal, Katzenthal. La photo de Klée a été prise fin 1936, alors qu’il avait été arrêté par les autorités belges.
Que va-t-on en dire à Katzenthal ? S’intéresser à Jean-Louis Klée (1908-1989), un enfant du village parti, à la veille de la Seconde guerre, s’exiler en Bolivie puis en Argentine, c’est comme libérer un fantôme coincé dans un grenier.
« J’ai l’impression de réveiller plein de choses , constate Jean-Marie Stoerkel, qui sera de retour dans ce village demain (lire ci-dessous). Mais ça permet de tordre le cou à la rumeur, même
s’il reste encore des parts de mystère… »
Journaliste et écrivain, Jean-Marie Stoerkel publie L’espion alsacien , une enquête révélant la personnalité et le parcours pour le moins romanesques de cet agent du Deuxième bureau français, qui
fut affecté à la surveillance de l’appareil militaire nazi. Stoerkel était sans doute le mieux placé pour apporter cette masse de révélations concernant Klée : parce que cet ancien fait-diversier
de L’Alsace est un enquêteur aguerri et parce que l’histoire de l’espion fait régulièrement résonance avec la sienne.
Son livre est documenté comme un article, mais fait rêver comme une fiction. En le lisant, on pense aux films en noir et blanc du style Casablanca : il y a du suspense, du danger, du double jeu,
un monde en train de basculer, une pincée d’exotisme… Et même ce qu’il faut d’amour.
Il s’évade en plongeant dans la Tamise
À Katzenthal, Jean-Louis Klée est une figure de légende, un mythe sur lequel on ne s’est pas privé de broder : on a raconté qu’il avait été condamné à mort par contumace, qu’il avait vendu les
plans de la ligne Maginot aux nazis, qu’il avait tué un curé (le père Ernest Klur pour être précis) avant de lui piquer sa soutane, qu’il s’était évadé d’un bateau en sautant dans la Tamise…
Jean-Marie Stoerkel effectue enfin le tri entre faits et fantasmes. Oui, Klée a bien joué les James Bond en plongeant d’un cargo à vapeur quittant Londres (c’était le 27 octobre 1938) ; oui, il
s’est déguisé en curé pour quitter la France et n’y plus revenir (c’était en mai ou juin 1939) ; mais non, il n’a pas vendu les plans des fortifications françaises, et non, il n’a jamais tué
d’ecclésiastique…
Comme Jean-Louis Klée, le père de Jean-Marie est originaire de Katzenthal. Le papa de l’auteur et son sujet ont dû jouer ensemble quand ils étaient gamins : ils n’avaient qu’un an de différence.
Un jour de l’été 1959, papa Stoerkel emmène son fiston, alors âgé de 12 ans, dans l’épicerie-café-restaurant de Katzenthal. Elle appartenait à Camille Klée, frère de ce fameux Jean-Louis et maire
de 1945 à 1977. Le gamin n’a jamais oublié la fillette aperçue ce jour-là, dans l’escalier du commerce : elle n’avait que neuf ans, mais elle fascinait forcément puisqu’elle était la benjamine
des trois filles de « D’r Spion » , l’espion sur lequel tant de rumeurs étaient déjà en train de courir, et qu’elle venait de Bolivie…
« Je me souviens aussi du décès de la maman de Jean-Louis et Camille, en 1966 , poursuit Jean-Marie Stoerkel. Les gendarmes planquaient au cas où Jean-Louis reviendrait. Tu vois la scène : le
frère du maire qui risque de se faire arrêter en venant à l’enterrement de sa mère… » De quoi affoler les imaginations, a fortiori celle d’un futur journaliste-écrivain.
Un peu plus tard, dans les années 72-73, Jean-Marie Stoerkel est allé bourlinguer en Bolivie. Il y a vu Klaus Barbie (alias Altmann) taillant ses rosiers à La Paz et a raconté ce voyage
initiatique dans un livre, Le chaos de l’âme.
« Pourquoi n’est-il pas rentré en France ? »
En avril 2010, c’est en dédicaçant un autre ouvrage, La morte du confessionnal , que l’histoire de l’espion alsacien s’est de nouveau manifestée à lui : il a alors rencontré Isidore, autre frère
de Jean-Louis. Quelques mois plus tard, il dînait avec le vieil homme et Monilé, l’ancienne fillette de Bolivie, établie désormais à Cayenne. « Elle m’a alors dit qu’elle aimerait savoir pourquoi
son père n’était jamais rentré en France… » C’est ainsi que l’ancien fait-diversier s’est remis au travail, et que l’enquête a démarré.
L’auteur a sollicité les archives suisses, allemandes, belges et françaises. Les moins coopératives ? Les françaises, comme toujours.
Ce qu’il a trouvé est à la hauteur de la légende. Au fil de cet Espion alsacien , on suit l’homme Klée essayant de vendre les plans d’un obus allemand aux Polonais, dînant avec un diplomate du
IIIe Reich, mentant comme il respire, collectionnant les fausses identités, recrutant d’autres agents secrets, refaisant sa vie dans les mines sud-américaines… Toujours recherché par les uns,
mais couvert par les autres, se faisant arrêter, mais repartant toujours…
On le découvre aussi s’efforçant de trouver l’argent pour soigner sa femme Walli, souffrant de tuberculose, avec qui il vivait, semble-t-il, une passion fusionnelle.
Au final, qui fut ce Jean-Louis Klée ? Un bon soldat ou un roi de l’embrouille ? Un traître ou un brave type ? Jean-Marie Stoerkel s’est forgé son intime conviction, mais on retient notre envie
de vous la révéler pour ne pas vous priver du plaisir de le lire.
LIRE L’espion alsacien, Un destin rocambolesque à la veille de la 2e guerre mondiale , Jean-Marie Stoerkel, éditions La Nuée Bleue, 175 pages, 15 €.