publié le 14/09/2013 à 00h00 par Olivier Cena
Peinture | Braque était aussi discret que Picasso savait se montrer exubérant. Le Grand Palais réunit deux cent cinquante toiles du théoricien de la forme, à
l'origine, controversée, du cubisme.
Portrait de Georges Braque par Man Ray (1933)
Il existe un magnifique portrait de Georges Braque dessiné à la mine de plomb par Giacometti. Le visage est de
profil ; les joues sont creusées ; le peintre français repose sur son lit de mort. On devine sous le menton le col de la veste. Deux traits suffisent à l'existence de l'oreiller dont la partie
inférieure est placée sous les épaules. Braque étant disparu le 31 août 1963, ce portrait doit dater du 2 ou du
3 septembre, il y a tout juste cinquante ans.
Sa délicatesse témoigne de l'amitié unissant les deux artistes. Ils se connaissaient depuis 1930. Ils se voyaient souvent. Quelques mois après le décès de Braque, pour la revue Derrière le miroir
éditée par Aimé Maeght, Giacometti s'est souvenu de leurs longues conversations : « Je me vois allant chez lui, l'écoutant, parlant, une tasse de café devant nous sur la petite table. » Chez
Braque, la table est donc petite et la conversation, franche.
Un homme à la fois beau et grave, une tête d’acteur américain.
Les photographies montrent un homme à la fois beau et grave, de plus en plus beau la vieillesse venant – une tête d'acteur américain, si l'on se réfère au portrait fait par Man Ray en 1933.
Jean Paulhan le trouve « légèrement voûté » (1). L'écrivain raconte aussi qu'au début du XXe siècle, bien
qu'habitant Montmartre, bien que fréquentant Picasso, Max Jacob et Apollinaire, Braque « reste
assez solitaire, et même un peu distant ». Et il ajoute cette phrase définitive : « On ne le tutoie pas. »
Les deux compères du Bateau-Lavoir, Picasso et Apollinaire, surnommaient alors Braque « notre pard ». Paulhan, ici
ingénu, explique que ce mot signifierait « chef de bande », alors qu'en anglais pard est le nom d'un animal sauvage du bestiaire médiéval. Apollinaire employait probablement ce mot à dessein – la
réserve de Braque, comparée à l'exubérance du Picasso, ne devait guère le séduire. D'ailleurs, dans son compte-rendu du Salon d'automne de 1907, il se moque gentiment
( ?) de lui. « Débile et fluet, écrit-il, il ne devrait pas négliger de prendre dès le début du printemps, par petits verres et quotidiennement, quelques litres d'huile de foie de morue. »
Mais sur le tableau exposé, Rochers rouges, pas un mot. L'année précédente, en 1906, Braque, âgé de 24 ans, s'est installé en octobre à l'Estaque pour peindre sur les traces de Cézanne, qui meurt ce même mois, le 22. Les paysages réalisés dans le Midi de 1906 à 1907 sont pour la plupart refusés
au Salon. Ils témoignent pourtant déjà d'un joli talent que semble ignorer Apollinaire.
Le poète se rattrapera l'année suivante, d'abord sur la pointe des pieds dans son compte-rendu du Salon des Indépendants de 1908 (« Il ne faut pas s'attarder à l'expression sommaire de cette
composition, mais on doit reconnaître que M. Braque a réalisé sans une défaillance sa volonté de construire »)
; puis, malgré une succession de phrases passe-partout (« Il s'efforce avec passion vers la beauté et il l'atteint, on dirait sans effort »), plus franchement dans la préface du catalogue de la
première exposition personnelle du peintre, organisée au mois de novembre par Kahnweiler, le marchand de Picasso.
Qui, de Braque ou de Picasso, est à l’origine du cubisme ?
La grande histoire Braque-Picasso commence donc en novembre 1907 – la véritable amitié entre les deux hommes commencera, elle, deux ans plus tard.
Kanhweiler en est à l'origine. Il présente Braque (peu rancunier) à Apollinaire qui emmène le peintre au
Bateau-Lavoir, chez son ami Picasso.
Dans l'atelier, Braque découvre Les Demoiselles d'Avignon, tableau qui le bouleverse (Kanhweiler prétend qu'il
l'a détesté) et l'entraîne à abandonner aussitôt le style fauve. De cette anecdote naîtra, des années plus tard, une controverse opposant les historiens de l'art moderne : qui, de Braque ou de Picasso, est à
l'origine du cubisme ?
Selon l'historien américain William Rubin, « l'opinion traditionnelle quant aux conséquences initiales du contact de Braque avec Picasso s'est imposée
dans l'entre-deux-guerres. A cette époque, Picasso avait largement confirmé sa stature plus considérable et plus
féconde que celle de Braque ».
L'Espagnol avait pour lui, outre la stature et le génie, la faconde, le pouvoir de séduction, un ego surdimensionné et quelques irréductibles aficionados parmi lesquels figure la collectionneuse
américaine Gertrude Stein. Cette picassienne idolâtre, dans son livre le plus connu, Autobiographie d'Alice Toklas, transforme Braque en simple acolyte de Picasso.
La publication de l'ouvrage en 1933 provoquera la colère du peintre outragé mais le mal est fait : dans le salon de Stein, les réputations se font et se défont…
En réalité, Georges Braque n'a jamais cessé de suivre la voie tracée par Cézanne, dont il a vu les peintures en 1902. En 1906 et 1907, il côtoie André Derain, alors l'artiste avant-gardiste le
plus réputé, qui emprunte à Cézanne le modelé sculptural des corps. Braque suit Derain et donne aux formes les mêmes reliefs. Mais à son retour à Paris en 1907, avant sa première
rencontre avec Picasso, il ressent la nécessité de « combattre l'habitude du modèle », c'est-à-dire de peindre
dans son atelier parisien ses souvenirs de l'Estaque.
« Le détachement s'est fait par des poussées intuitives qui me séparaient de plus en plus du modèle, dit-il à Dora Vallier. A des moments comme ça, on obéit à un impératif presque
inconscient, on ne sait pas ce que cela peut donner. » Dans ce passage d'un art de la perception à un art plus conceptuel se trouve en germe le cubisme.
En novembre 1908, Matisse parle de “petits cubes”.
La découverte des Demoiselles d'Avignon encore inachevé, autre voie conceptuelle suivie par Picasso, influencé
surtout par l'art africain, conforte Braque dans sa recherche – qu'il ait aimé ou détesté l'œuvre n'a ici
aucune importance. Ses paysage se géométrisent et s'organisent en facettes. L'été 1908, Braque peint Le Viaduc
à L'Estaque, merveilleux tableau encore cézannien, puis quelques paysages beaucoup plus abstraits (Maisons à L'Estaque, Arbres à L'Estaque), où les couleurs sont réduites à des ocre, des
vert-bleu et des gris. Lors de leur exposition chez Kanhweiler, le 8 novembre, Matisse parle de « petits cubes ».
Modeste, Braque prétend que ça s'est fait tout seul. « Un jour, je m'aperçois que je puis revenir sur le motif
par n'importe quel temps, dit-il à Paulhan. Je n'ai plus besoin de soleil, je porte ma lumière en moi. Il y avait
même un danger : j'ai failli glisser au camaïeu. » L'été suivant, à La Roche-Guyon, près de Mantes, tandis que Picasso est à Horta, en Espagne, avec Fernande, il peint les premiers paysages du cubisme dit analytique. Que dire de
plus ? Paulhan, qui ne s'embarrasse pas d'arguties, écrit simplement : « Bref, l'homme qui a inventé, après
Cézanne, la peinture moderne. »
Mais Braque ne brille pas. Il est secret. Contrairement à Picasso, l'hyperdoué qui saute du coq à l'âne, pioche par-ci, par-là, Braque est un obstiné. Il avance. Il cherche méthodiquement. En 1911, alors que le cubisme est déjà bien installé
depuis deux ans, il intègre dans ses compositions des chiffres et des lettres peints au pochoir.
L'année suivante (« Dans la matinée du 13 septembre », précise Paulhan), il achète chez un marchand de couleurs
d'Avignon des galons de tapisserie imitant le faux bois. Revenu dans son atelier de Sorgues, il en coupe trois morceaux qu'il colle sur un dessin au fusain où il écrit BAR en haut à droite et ALE
en bas à gauche. L'œuvre ainsi réalisée, Compotier et verre, est le premier papier collé.
Mais cette préséance aussi est discutée. En 1955, lors d'une rencontre avec Kanhweiler, Picasso montre au
marchand de grands papiers collés et lui dit : « Ceux-là, je les ai faits à Céret. On peut dire ce qu'on veut, je m'en souviens très bien. » Kanhweiler réagit. « C'était donc en 1912 », dit-il.
Quarante ans après, Picasso ne veut rien laisser à Braque, ni le cubisme dit analytique (celui de 1909), ni le cubisme dit synthétique (celui des papiers collés). Les
deux hommes se voient toujours, mais de loin en loin. La Première Guerre mondiale les a séparés. Braque a été
mobilisé, envoyé au front en novembre et grièvement blessé le 11 mai 1915, deux jours avant son trente-troisième anniversaire. Il a été trépané. Durant plus d'un an, il s'est arrêté de
peindre.
Dans La Tête d'obsidienne, André Malraux rapporte une conversation avec Picasso. « C'est aussi ça qui m'a séparé
de Braque, lui dit Picasso.
Il aimait les nègres [l'art nègre] mais je vous ai dit : parce qu'ils étaient de bonnes sculptures. Il n'en a jamais eu un peu peur. Les exorcismes ne l'intéressaient pas. Parce qu'il ne
ressentait pas ce que j'ai appelé Tout, ou la vie, je ne sais quoi, la Terre ? ce qui nous entoure, ce qui n'est pas nous. »
Au-delà de la légère méchanceté de l'Espagnol, qui ne ratait jamais une occasion d'égratigner tendrement Braque
(la phrase la plus joliment perfide est sans doute ce « Braque est la femme qui m'a le plus aimé », dite à
Roland Penrose), ce que dit Picasso fixe bien la personnalité de Braque : ancré dans le réel (« il situe pour moi l'art dans la réalité », écrivait Pierre Reverdy), loin de la magie du
monde qui amusait tant son ami facétieux. D'ailleurs, Paulhan s'en plaindrait presque. « C'est maigre, je le vois
bien, toutes ces anecdotes. Oui, mais c'est aussi qu'en Braque l'homme anecdotique est assez mince. »
Etre un peintre sérieux et ne pas cultiver, comme Picasso, une image médiatique de soi n'exclut pas une certaine
fantaisie. A Montmartre, peu après son arrivée à Paris, Braque prend, selon Paulhan, « des leçons de lutte gréco-romaine, joue de la flûte et du violon ». Il jouait aussi de l'accordéon. Lors de
ses séjours à Céret dans les années 10, le soir, assis à la terrasse du café, il faisait chanter tout le village. Certains spécialistes rapprochent sa passion pour la musique des natures mortes
déclinées comme une fugue, qu'il expose à partir de 1919, avec une deuxième exposition personnelle organisée à Paris par Léonce Rosenberg.
Alors que Picasso va et vient entre cubisme et réalisme retrouvé, Braque, dans la nature morte, approfondit le cubisme synthétique. Bientôt, dans les années 20, la couleur va revenir,
la toile s'éclaicir et la ligne s'assouplir – « une œuvre patiente et continue », dira Jean Cassou. On n'y trouve aucune rupture. Des Natures mortes aux Nus des années 30, des Nus aux Ateliers
des années 40, des Ateliers aux Intérieurs des années 50 et jusqu'aux Oiseaux des années 50-60, Braque conserve
l'empreinte du cubisme, laissant sa peinture évoluer naturellement. Sans doute est-ce ce qui confère à son œuvre, malgré sa complexité, quelque chose de lumineux. « C'est à tel point que dans une
exposition où ne figure aucun Braque nous avons toujours tendance à nous approcher de la fenêtre », écrit
Francis Ponge (2).
A Paris, dans son atelier conçu par Perret, ou en Provence, puis, à partir des années 30, à Varengeville – où il s'est fait construire un atelier par l'architecte américain Paul Nelson –,
Braque peignant est ainsi décrit par Paulhan : « Il va et vient, avance, recule, parfois avance et recule au même instant, sur la pointe des pieds se dresse
et s'abaisse, fait une sorte de danse sur place. Puis rabote ici et lime un peu plus loin, rabat ce qui empêcherait de voir, quoi ? Je n'imaginais pas que l'on pût peindre ainsi, par arasement.
Comme un sculpteur qui attaque sa pierre. » Que peint-il ? Une fleur, un oiseau, un citron, un bout de ciel.
Que cherche-t-il devant un bouquet ? « A sauver ces fleurs périssables, écrit Giacometti. Braque, comme désarmé
devant ces choses qu'il interroge, cherchant à arrêter sur une toile pour un peu plus de temps, pour le plus longtemps possible, une parcelle de toutes ces choses et de lui-même et des autres.
Cherchant à sauver quelque chose de l'immense noir béant qui les entoure, qui les entame de toute part, mais non ! Ce ne sont pas les fleurs, c'est nous et les peintures qui sommes le plus
fragiles. »
L’extraordinaire aventure du cubisme ferait presque oublier l’extrême sensibilité de l’homme et sa fragilité.
Le beau visage sculptural de Braque et l'extraordinaire aventure du cubisme feraient presque oublier l'extrême
sensibilité de l'homme et sa fragilité. Les derniers petits paysages peints à Varengeville, tout en longueur, assez singuliers dans son œuvre, nous le rappellent. La pâte y est épaisse. On y
retrouve le souvenir de Van Gogh que Braque admirait tant lorsqu'il étudiait la peinture à l'Académie Humbert – il avait 18 ans et copiait au Louvre les
tableaux de Raphaël.
La lumière en est le sujet unique. Le Champ de colza resplendit : jaunes, bleu ciel, outremer et quelques touches de vert ; Les Champs ciel bas, de la même année 1957, offre une lueur grisée,
légèrement dorée, d'une rare subtilité ; et le Paysage au ciel sombre 2 de 1955 prend les accents crépusculaires des Corbeaux de Rimbaud.
Giacometti les adorait. Il l'écrit dans le texte de la revue Derrière le miroir : « Je regarde cette peinture presque timide, impondérable, cette peinture nue, d'une tout autre audace, d'une bien
plus grande audace que celle des années lointaines. » Mais cette audace-là est purement sensible, poétique – discrète, donc.
Le cubisme en trois étapes
Le cubisme comprend plusieurs étapes. De 1908 à 1910, Braque et Picasso, suivant les leçons de Cézanne
et de l'art africain, cherchent à représenter, quitte à brouiller la perspective, le volume des objets et des êtres. C'est ce qu'on appelle le cubisme cézannien.
La deuxième étape, de 1910 à 1912, est la déconstruction et la fragmentation de l'objet en facettes. La perspective a disparu. La gamme des couleurs se réduit (gris, bleus, verts, bruns) au
profit de la lumière. C'est le cubisme analytique.
Enfin, la réintroduction de signes dans la toile, pochoirs ou papiers et objets collés, ramène le cubisme à un certain réalisme tout en l'enrichissant d'une réflexion esthétique radicale sur
l'illusion de ce réalisme en peinture. Cette dernière étape, qui s'achève avec la Grande Guerre, est appelée cubisme synthétique.
(1) Braque, le patron (1945), éd. Gallimard.
(2) Le Peintre à l'étude (1948), éd. Gallimard.
A voir - Rétrospective Georges Braque, du 18 septembre au 6 janvier 2013, Grand Palais, Paris 8e.