publié le 24/11/1994 à 22h02 par Eric Conan
Dans son portrait de l'ancien chef de la police de Vichy, Pascale Froment décrit ses amitiés et ses réseaux. Mais n'explique pas ses véritables choix.
Il y a, désormais, ces photos. René
Bousquet, en 1965, au premier rang d'un meeting de François Mitterrand, en 1974, partageant un repas
intime avec le premier secrétaire du Parti socialiste en sa résidence de Latche, ou encore l'écoutant parler d'un air bienveillant. L'histoire de ces clichés symbolise l' "affaire Bousquet": ils dormaient dans les archives photos de "Paris Match", du "Point" et de L'Express. René Bousquet était alors inconnu du public, et ni lui ni François Mitterrand ne s'inquiétaient de leur proximité devenue aujourd'hui scandaleuse.
Dans la biographie que Pascale Froment consacre à l'ancien chef de la police de Vichy, François Mitterrand
donne la clef de cette amitié: "Il me voyait comme un continuateur d'une carrière qu'il n'avait pas pu faire." Le meilleur du livre réside dans la mise à plat du réseau commun aux deux hommes.
Pascale Froment décrit bien les personnages appartenant au clan Bousquet et au clan Mitterrand pendant et après la guerre. Hauts fonctionnaires républicains, de sensibilité radicale ou franc-maçonne,
beaucoup d'entre eux s'acquittaient des objectifs de la collaboration d'Etat tout en protégeant des résistants d'origine vichyste dont François Mitterrand constitue l'un des meilleurs exemples. Plusieurs d'entre eux passeront de l'état-major de
René Bousquet aux cabinets du jeune ministre de la IVe République.
Pour le reste, cette première biographie, synthèse des connaissances sur la vie du jeune carriériste couvé par le radicalisme toulousain, n'apportera guère de faits nouveaux à ceux qui ont suivi
l' "affaire Bousquet". Cela tient en partie à la méthode. Pascale Froment traite la période essentielle de
l'Occupation à travers le dossier d'instruction du procès de 1949 pour mettre en évidence ses lacunes et les mensonges de l'accusé à l'aide de recherches déjà publiées. Sont ainsi largement
sollicités les travaux très précis de l'historien Jean-Pierre Husson (René Bousquet préfet dans la Marne de 1940
à 1942), ceux de Serge Klarsfeld (la participation de la police française à la déportation des juifs) et ceux
de Jacques Delarue (la rafle et la destruction du Vieux-Port, à Marseille). D'où les manques ou les
imprécisions sur les questions moins balisées, en particulier l'action de René Bousquet dans la gestion des camps
d'internement, son aide réelle envers certains résistants (question cruciale pour comprendre son acquittement en 1949), son rôle exact à la Banque de l'Indochine et à "La Dépêche du Midi", et ses
relations avec François Mitterrand après 1981, notamment lorsqu'il est visé par une "procédure judiciaire
complexe" sur laquelle Pascale Froment ne s'étend guère, au point même de négliger le mémoire en défense, très argumenté, de 60 feuillets, que René Bousquet avait adressé à ses juges peu avant son assassinat.
Mais il y a plus gênant. Cette biographie souffre d'une erreur de perspective résumée - et annoncée - par la célèbre phrase de Primo Levi sur laquelle Pascale Froment a choisi d'ouvrir son livre:
"Ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires." Or René Bousquet ne fait précisément pas partie de
ces hommes ordinaires et indifférents aux circonstances décrites par Primo Levi. Il importe donc moins de s'interroger sur son "ambition", sa "lâcheté" ou ses "mensonges" que de rappeler que sa
trajectoire s'explique par de véritables choix. René Bousquet ne nécessite pas seulement le portrait individuel,
qui peut suffire pour un grand délinquant (Pascale Froment a publié, en 1991, une belle "Histoire vraie de Roberto Succo, assassin sans raison", Gallimard). L'ancien chef de la police de Vichy et
son maître Laval n'étaient pas des antisémites, mais leurs noms restent liés à la tragédie juive parce qu'ils ont
incarné les errements d'un "réalisme politique" affranchi de tout principe: devant l' "évidence" d'un nouvel ordre européen, ils estimaient que tout était négociable pour que la France y fût
acceptée.
René Bousquet, par Pascale Froment. Stock, 624 p., 160 F.
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Les ombres de Bousquet
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